Comme une pierre au fond de l'eau
Texte intégral
Pour Mémé
Il y a le froid de la mer, et le courant des vagues, et l’étrange goût de sel, le goût des larmes, la seule saveur qu’elle est capable à présent de reconnaître, qui remplace l’air libre et le vent qu’elle a oublié… Elle dort, la sirène, la Morgane, ainsi qu’ils la surnomment, elle dort d’un écho de sommeil, un ersatz de repos, les yeux fermés mais le cœur toujours bouillonnant.
Un feu de colère dans l’eau glacée des abysses. Une lumière noire parmi les ombres.
Elle s’est enfermée sur elle-même, recroquevillée, presque minérale, pierre couverte d’algues déposée sur le sable d’encre du fond des mers. Ses longs cheveux se déploient autour de son visage blême, sa robe autrefois blanche – d’où vient-elle, cette robe, et cette dentelle déchirée, ces fibres salies, ces volants lacérés, pourquoi portait-elle cette robe quand elle… –, sa robe s’élève dans l’onde, une fleur de nuit face à la lune.
Elle dort de son sommeil de néréide, froide et figée, attendant le retour du jour, un ancien réflexe, un rituel dont elle ignore la provenance. Un reste de jadis, sans nul doute, comme ces habitudes incompréhensibles qui émergent parfois, des gestes d’antan. D’avant.
Mais avant quoi ?
La Morgane, la fille de l’eau, a oublié la part d’elle-même qui était mortelle. Elle a oublié sa vie d’humaine, la chaleur de son sang, l’odeur du pain et des embruns, une vie loin du rivage, effacée, estompée avec le temps. Elle n’est plus qu’un morceau de bois flotté, de verre poli par ces années passées à sentir sur elle le fracas des vagues, l’entêtement des tempêtes et le sel de l’écume.
Gommée, l’humanité. Envolée, la bienveillance. Ne restent que la colère, et l’inflexibilité, et l’instinct animal, la dureté de la pierre.
Elle dort encore, bercée par le ressac des profondeurs, l’esprit exempt de rêves. Elle a oublié comment rêver, la Morgane. Elle a perdu ses songes, enfouis peut-être dans le sable comme un trésor.
Autour de son cou, un autre trésor, une étincelle dorée piégée par un mince rai de lumière crevant la surface. Reflet épinglé dans les ténèbres moirées, porté par le courant froid. Un bijou, un minuscule coquillage en or dans lequel dort une perle immaculée, une chaîne fine que la moindre vague briserait.
Un bijou volé à…
Elle ne s’en souvient plus. Elle a oublié.
Et avant…
— Pourquoi ? lui demande le vieil homme.
La voix, douce et légère, un peu rauque, éveille la Morgane, la sort du néant dans lequel elle était réfugiée. Elle ouvre les paupières, ses yeux noirs se rivent sur son visiteur, le reconnaît à peine. Puis elle s’ébroue, s’étire et se redresse, observe le fantôme.
Un écho sans enveloppe, aussi froid et insensé qu’elle. Il marche sur le sable, le sable sous l’eau ; comme tous les autres, tous ceux dont elle a pris la vie, il la suit parfois jusqu’à l’océan. Tant de marins naufragés, tant d’épouses éplorées se jetant dans les flots, tant d’enfants imprudents… Mais le vieil homme, comme ses aïeux avant lui, comme sa petite-fille, est à part dans cette armée de spectres dont les noms ont été oubliés au fil des siècles. Eux sont les victimes de la malédiction de la Morgane, les jouets de son ire et de sa solitude.
— Pourquoi ne pas les laisser en paix ? reprend-il. Tu as porté ta colère sur ma famille à cause de la maladresse de mon grand-père. Il est tombé en mer, tu l’as sauvé des eaux en furie, et il ne t’a pas remerciée. Que tu le damnes pour cela, que tu damnes ses enfants et les enfants de ses enfants, tu en avais le droit… Mais pourquoi avoir emporté ma petite-fille avec toi ? Pourquoi l’avoir entraînée par le fond alors qu’elle t’avait adressé la gratitude que tu attendais tant, pourquoi l’avoir condamnée quand elle a rompu la malédiction ?
La Morgane garde le silence, et se contente de l’observer, le visage dépourvu de toute expression. Son interlocuteur sourit.
— Bien entendu, tu ne saisis pas ce que je te dis… déplore-t-il.
Non, elle ne comprend pas. Elle a oublié le langage des Hommes, aussi, le sens des mots.
Elle n’entend pas la question du vieil homme, elle ne perçoit même pas son interrogation, le besoin de savoir. Elle n’entend que la solitude des esprits, l’isolement des morts, séparés d’un pas des vivants. Il n’y a qu’un voile entre eux, un voile gris et transparent, semblable au plus haut des murs, et cette frontière suffit à rendre leurs deux mondes irréconciliables.
Elle n’entend que sa solitude de fantôme, si proche de la sienne, le seul langage qu’elle connaisse. Elle est perdue entre ces deux mondes au point qu’elle ne se sent chez elle nulle part. Ni vivante ni morte, juste un souvenir oublié, une rumeur. Il n’existe aucun paradis pour les forces élémentaires comme elle, pour les esprits de fureur ; elle s’est donc blottie dans les eaux.
Elle est devenue la mer, elle s’est mêlée à l’écume. Elle parle aux vagues, chante en chœur avec les goélands, danse sous les nuages. Aussi froide que les entrailles de l’océan, aussi dangereuse, immatérielle et animale.
Aussi seule.
Elle n’entend que la solitude du vieil homme, pas ses mots. Elle décide alors de l’exaucer.
Son ultime souvenir – le seul qui lui reste, car sa mémoire s’enfuit telle une vague qui se retire après avoir gravi le sable –, une dernière image… Ces yeux gris comme l’orage, et sa chaleur. La jeune femme humaine, celle qui a brisé la malédiction.
La Morgane l’ignore, elle n’a pas compris les paroles du vieil homme. Elle sait par instinct que la jeune femme était de son sang à lui – gris comme ses yeux et comme l’Armor, comme la pierre de Bretagne qui irrite ses mains, parfois ; ocre comme du sable, douce nuance délavée au contact du bleu de ces mers lointaines et chaudes, parfums de Provence et d’Algérie. Mais il disait vrai.
Il y a des décennies, la Morgane a sauvé des eaux un marin tombé de son navire. Perdu dans les vagues en pleine tempête, il n’aurait pas survécu si elle n’était pas intervenue, l’emportant loin des profondeurs, plus près de la surface ; elle se refusait à le laisser mourir. Pourquoi une telle pitié ? Que s’est-il joué dans son esprit empli de courants pour qu’elle s’élance vers lui et le soustraie à une mort certaine ? Elle-même ne pourrait le dire. D’ailleurs, elle est incapable de se rappeler cet instant, la seconde qui l’a incitée à plonger à la recherche du matelot s’enfonçant dans les abysses. Un autre souvenir perdu. Encore un, des perles s’échappent d’un collier cassé.
Le marin n’a eu que peu conscience de ce qui lui arrivait, et il ne l’a pas remerciée. Une fois de retour sur terre, il a repris sa vie d’homme, loin des manières des fées et des esprits, et n’y a songé que lorsque la présence froide de la Morgane se faisait sentir autour de lui, tel un parfum de mort bien trop familier.
Une comptine à chanter aux humains, à chuchoter aux vivants afin qu’ils n’oublient pas que le temps passe : trop tard, toujours trop tard…
Il n’a pas survécu, emporté par la malédiction de la Morgane : il s’est noyé dans le fleuve, glissant un matin de pêche sur la pierre mouillée. Les eaux l’ont pris, c’était écrit. Par chance, il n’a pas eu de fille, ni son fils après lui, ni le fils de son fils. Mais la bonne fortune nous abandonne toujours, et recouvre ses faveurs après les avoir distribuées.
Bien des années plus tard, dans un monde qui a négligé les légendes d’autrefois et qui ne craint plus les fées, des jours de tempête se sont abattus sur les phares, après que le vieil homme, le petit-fils du marin indélicat, lâche prise face à la Morgane. Le sort a fait qu’il avait lui-même une petite-fille, Nellig, qui n’a pas pu résister longtemps aux chants enchanteurs de la sirène. Elle l’a suivie jusqu’au fond de la mer, amoureuse de sa beauté.
De cela, la néréide ne se souvient pas, et elle a aussi oublié le nom de sa proie. Seule subsiste la trace de son vœu, l’envie de briser sa déréliction de revenante.
La Morgane la voulait. Elle rêvait – oh, était-ce un rêve, vraiment, alors qu’elle ne rêve pas ? – de rompre sa solitude, et cette jeune femme lui ressemblait tant… Comme un double, vivant, au sang chaud et au cœur battant. L’on dit que les fées prennent le visage de leur proie, mais n’est-ce pas l’inverse qui se produit, parfois ? L’ondine a vu son propre reflet sur le visage de Nellig, si différent de la surface de l’océan et de son image trompeuse. Pourquoi voulait-elle s’emparer d’elle ? Pourquoi tenait-elle à l’attirer dans ses filets ?
Et pourquoi la jeune femme n’a-t-elle pas résisté à la mélodie de la mer, acceptant sans une plainte la main tendue de la sirène, marchant dans l’eau gelée ? Briser la malédiction qui accablait sa famille n’était pas la seule raison…
Nellig a rendu son nom à la Morgane – et la Morgane l’a oublié. Elle se souvient encore, en revanche, de la douce chaleur qui l’a parcourue quand elle l’a entendu, la joie de découvrir que quelque chose lui appartenait dans ce monde. Une illusion sans doute, mais si quelqu’un connaît son nom… N’est-ce pas la preuve qu’elle existe ?
Elles ont glissé, toutes les deux, vers les ténèbres. L’une a fermé les yeux, l’autre les a gardés ouverts, sentant contre sa main le cœur humain de sa captive accélérer, battre si fort… avant de s’arrêter. Fragile mortalité.
Avant de la laisser partir, la Morgane s’est tournée vers elle, et un éclat doré a attiré son regard.
Le coquillage autour de son cou.
L’ondine a décroché le collier, s’émerveillant de sa finesse et de son brillant, puis a lâché la main de la mortelle. Elle l’a regardée couler doucement, s’enfoncer dans l’obscurité et dans l’oubli, le visage serein aux paupières fermées, les cheveux l’auréolant telle une flamme.
Retour au présent…
L’esprit de Nellig hante les abysses à présent, ainsi que la plage sur laquelle on a retrouvé son corps le lendemain. Fantôme parmi les fantômes, prisonnière des mers à son tour. Elle tient compagnie à la Morgane, comme son grand-père avant elle, sentinelles autant que confidents. Au-dessus, par-delà les formes mouvantes de cet étrange ciel parcouru de vagues, la pluie tombe sur la surface, les gouttes emplissent l’océan d’une symphonie millénaire.
— Pourquoi ? demande Nellig.
Toujours, toujours cette question, telles une supplique, une prière. La voix est douce elle aussi, portée par l’onde, mais une note de tristesse la fissure.
— Je suis venue pour toi, Ligeia, ajoute-t-elle. Je ne voulais pas que tu restes seule. J’ai écouté ton chagrin dans tes chants, je n’ai pas eu peur de toi. Je l’ai fait pour que tu laisses ma famille en paix, et je l’ai fait pour toi. Alors pourquoi as-tu emporté ma grand-mère, si la malédiction n’avait plus cours ?
La Morgane ne répond pas, les paroles de la mortelle ne l’atteignent pas. Elle n’entend qu’un mot – son nom, son nom à elle – et le reconnaît, elle s’en empare, joue avec, l’examine sous toutes ses coutures.
Ligeia. Elle le trouve si beau… Une poésie, un mouvement. Un courant, oui, ce courant sous la mer qu’elle aime tant, un peu plus doux que les abysses.
Vient une image, ensuite. Un souvenir. Sensation déchue, perdue et retrouvée, un coquillage émergeant à peine du sable. Quelque chose qui lui appartient aussi.
Le vent marin sur son visage, l’herbe sous ses pieds nus – elle était enfant. Enfant mortelle, vivant là-bas, sur la terre. De l’autre côté, loin de l’Anaon et de ses hordes fantomatiques, loin du froid de l’eau et de la solitude grise qui l’étreint.
Ligeia s’égare dans ses pensées, oubliant le court du temps – mais l’a-t-elle déjà perçu ? Nellig, elle, l’observe avec l’amorce d’un sourire. Elle sait que la Morgane ne possède plus ni mémoire ni rêves. Si elle les retrouve, peut-être abandonnera-t-elle derrière elle sa cruauté… et la mer perdra son goût de sel et d’amertume, sa tristesse coutumière.
Elle le souhaite tant… Si elle a accepté de suivre sa ravisseuse sans la moindre résistance, c’est parce qu’elle a appris à l’aimer comme on aime un animal sauvage. Elle espérait que cela suffise à éloigner Ligeia de sa famille, à briser la malédiction qui les accable depuis tant d’années. Mais ça n’a pas suffi.
La Morgane a quitté la mer, une nuit, elle est sortie des flots, marchant sur le bitume de la route et fendant les ténèbres, invisible aux yeux de la mortalité. Elle a parcouru les kilomètres qui séparent la grève de la maison, celle qui appartenait aux grands-parents de la jeune femme. Une demeure à présent déserte et hantée par ses fantômes. Hantée par le vide.
La Morgane a traversé le jardin, elle a marché sur la pierre et les gravillons. Elle est entrée, a à peine regardé le décor autour d’elle – la cuisine, d’abord, puis le couloir, et enfin le salon. Elle a vu la vieille dame, surtout, somnolant dans le canapé de cuir. Elle s’en est approchée, a posé sa main sur son bras, et a murmuré quelque chose…
Des mots dans son langage, presque une mélodie. Un chant des vagues.
Le cœur qui s’éteint, alors, et déjà, la Morgane qui s’enfuit, laissant dans son sillage un parfum de sel et d’iode.
Nellig a aperçu l’esprit de sa grand-mère aux côtés de son grand-père, dans ce sanctuaire marin réservé aux victimes de l’ondine. Ils se souriaient l’un à l’autre comme le font sans doute tous les amoureux séparés par le temps et par la mort ; Ligeia a exaucé le vœu du vieil homme qui transparaissait dans sa voix.
Briser l’isolement qui accable les fantômes. Peut-être qu’en agissant ainsi, elle estompera sa propre solitude.
Et après…
Un intrus, là. Un être de chair et de sang. Un incendie dans leur univers glacial, bouleversant leur existence figée.
L’Anaon, l’autre monde, se tient près des mortels. Il se superpose au monde matériel, jumeau spectral, et ses portes s’ouvrent lors de certaines nuits, les nuits de tournants, de changements de saisons. Le passage est permis aux esprits, qui retrouvent le temps de quelques heures – qu’ils vivent chacun selon son cœur, allant de la seconde à l’éternité – le monde des vivants. Le reste de l’année, fantômes et mortels s’ignorent, et ne se parlent pas. C’est ce qui rend le deuil si difficile, et la douleur insurmontable.
Et parfois, mais ils sont rares, les mortels sont capables de déceler l’un et l’autre de ces mondes. De passer les portes.
Clairvoyants, médiums et spirites possèdent une double vue, un troisième œil, et distinguent l’Anaon pour ce qu’il est, un vaste espace perdu ailleurs, exempt des règles qui régissent le monde des vivants. Il arrive que les esprits s’apaisent en leur présence, qu’ils retrouvent le chemin vers la sortie, qu’ils abandonnent derrière eux les griefs et les chagrins qui les animent, allégeant ainsi leur cœur.
Ligeia l’entend. Elle ressent l’essence de cet homme aux veines parcourues de magie. Elle le voit, même, haute silhouette altière dont elle ne distingue rien, ni le visage ni les traits. Il est si différent des êtres égarés qui habitent la mer avec elle…
Sans qu’elle en comprenne la raison, une émotion s’empare d’elle, monte de son cœur à son esprit, quelque chose qui se rapproche du bonheur de retrouver ses souvenirs.
Il ne suffit pas de voir pour exister, l’important est aussi d’être vue.
L’inconnu se tient sous la mer, comme elle, mais demeure intouché par les vagues et le froid. Présent ici et là. Présent dans les deux mondes.
Il est venu afin de la chasser. Non, de l’aider à s’en aller. La Morgane le pressent, une étrange certitude qui monte, monte…
— Alors, qu’as-tu à me dire ? entend-elle.
La voix est grave, profonde. Vivante.
Pour la première fois, l’ondine comprend le sens de ces mots dont elle ne saisissait rien auparavant.
Pourquoi ?
Pourquoi restes-tu dans ce monde ? Pourquoi t’ancrer à ces pierres, pourquoi tant de colère ?
La colère. Elle brille, comme toujours au creux de son ventre, une douce lumière rassurante entrant en collision avec les vagues. Si forte, si puissante, au point que Ligeia a oublié le sens même de cette émotion qu’elle ne peut plus démêler.
Pourquoi ? demandaient le vieil homme et sa petite-fille.
Pourquoi ?
La question que se posent tous les mortels, la question que l’on pose lorsqu’on est humain. La Morgane en a occulté la signification jusqu’à perdre ses rêves, ses souvenirs et son propre nom.
La voix chaleureuse de l’homme fait remonter des images. Le vent dans ses cheveux, l’herbe sous ses pieds nus, la robe blanche… Cette robe blanche, si belle autrefois, aujourd’hui en pièces et rongée par le sel de la mer. Comme elle n’avait pas d’argent, elle a demandé à son fiancé de lui rapporter une voile de navire. Elle a passé tant de jours et de nuits à coudre la robe de ses noces… Elle était heureuse.
Mais les habitants de ce village posé sur des côtes rocheuses, à l’endroit où les vagues se fracassent, l’ont toujours soupçonnée d’être une sorcière. Une fille d’enchanteresse, elle-même enfant d’une Morgane, possédant le pouvoir de commander à la mer. Des superstitions de marins, pour sûr, attisées par les tempêtes qui se sont succédé durant plusieurs mois, provoquant deux naufrages et tant de morts.
Les rumeurs, Ligeia pouvait s’en accommoder. Les menaces aussi, bien qu’elle craignait chaque jour qu’on les mette à exécution.
Mais une nuit, le phare sur la falaise s’est une nouvelle fois éteint, et un troisième bateau s’est échoué sur les rochers. Et comme elle le redoutait, l’on a accusé Ligeia de sorcellerie.
Naufrageuse. Pécheresse. Démon.
Ces mots, elle les avait oubliés. Aujourd’hui, elle les entend de nouveau, portés par le vent, et ne peut s’empêcher de serrer ses mains contre ses oreilles afin de les faire taire.
La colère brûle en elle.
La seule source de chaleur dans les eaux froides de la mer. Comment s’étonner qu’elle s’en nourrisse, alors ?…
Elle ne veut pas les entendre. Elle ne veut pas revivre ces souvenirs. D’un seul effort de sa volonté, elle invoque les furies des océans et les envoie frapper l’inconnu qui la force à se souvenir. L’homme résiste – elle le ressent, sa magie à lui est plus forte que la sienne, elle ne tiendra pas longtemps –, mais il ne réplique pas. Il veut qu’elle voit.
Regarde, Ligeia. Regarde pourquoi tu as oublié qui tu étais.
Son fiancé s’est détourné d’elle, vaincu par les racontars. Croyait-il réellement qu’elle avait provoqué le naufrage ?
La nuit suivant la disparition tragique des marins, elle s’est enfuie sans se retourner, avec pour unique possession la robe blanche dans laquelle elle avait mis tant de cœur à l’ouvrage. Des témoins l’ont vue errer près de la mer démontée, et se sont signés à son passage. Le mauvais œil était sur eux, pensaient-ils, déposé sur leurs terres par cette sorcière aux allures de fantôme.
Pourtant, Ligeia n’y était pour rien. Impuissante à se faire entendre, elle s’est jetée dans les flots, avalée par l’océan, le seul être qui semblait l’aimer réellement pour ce qu’elle était – véritable sorcière ou simple malheureuse, personne ne le saura jamais, et elle ne s’en souvient plus –, au point de lui accorder une autre vie, brodée de sel et d’écume.
Regarde. Ne ferme pas les yeux.
La voix de l’inconnu résonne dans son propre esprit.
Que souhaite-t-il lui montrer ? Les souvenirs qu’elle a enfouis en elle afin de les oublier, ou sa peine à lui, la magie qu’il possède et qui lui a causé du tort ?
Nous ne sommes pas si différents. Moi aussi, je suis un sorcier. Et je comprends la souffrance qui a été la tienne.
La Morgane s’apaise, et s’approche de l’homme. Elle ne parvient toujours pas à le voir, n’apercevant de lui que sa silhouette – sombre, si sombre… comme façonnée de ténèbres – et l’étrange courant qui le traverse. Une magie ancienne, un don qu’il a dû accepter sans pouvoir refuser. Pourquoi les mortels ont-ils encore si peur ? Peur de la nature, peur des forces qu’ils ne contrôlent pas…
Elle l’entend, sa sorcellerie à lui. Des chants lointains, des échos de son histoire, des prières yoruba dont elle ne comprend ni les mots ni le sens. La protection de Yemoja, la déesse des eaux salées, un tempo lent et sourd, le bruit de ces mers qu’elle n’a jamais vues. La terre et la poussière de la savane, ses arbres assoiffés. Une assemblée d’ancêtres derrière lui, chuchotant entre eux. Des sorciers.
Elle l’entoure de ses bras et écoute encore, ne réalisant pas qu’il l’efface peu à peu, qu’il lui permet de s’en aller.
Quitter le cocon rassurant des abysses et le parfum familier du sel, oublier la colère qui l’animait, et le froid… La tristesse qui n’avait plus aucune raison d’être, ni destination ni cause.
Il est venu pour elle dans cet unique but, ce qui fait gonfler son cœur de reconnaissance, tandis qu’elle se délite sans un bruit, dans un souffle, dans une dernière vague qui l’emporte vers la surface, vers le ciel peut-être. Plus près des nuages.