Il a ressenti la présence jusque dans ses os dès le moment où il a posé le pied sur le sol poussiéreux de cette ville dont il ne sait rien, pas même son nom. En réalité, Oxyde ignorait totalement où il se trouvait à ce moment-là ; il errait dans le coin depuis deux jours en espérant vite retrouver son chemin, conscient du temps qui passait sans vergogne, et pestait contre son sens de l’orientation mis en défaut.
Il n’est pas loin de la frontière italienne, c’est certain. Mais ensuite ? Où se trouve-t-il exactement, près de quelle grande ville, près de quel grand axe qui lui permettrait de reprendre la route sans attendre ? Les jours passent à une vitesse folle. Il a à peine le temps d’émerger le matin, tiré du sommeil par la terrifiante lumière du soleil qui frappe ses paupières, qu’il doit déjà se remettre en quête d’un abri pour le soir, un bâtiment loin des anges, loin des pillards et loin des survivants, si possible dans un coin paumé où personne n’aurait l’idée de fouiner. Pas trop paumé non plus, pas trop reculé pour pouvoir fuir quand il le faut, et pas trop délabré pour éviter de se réveiller en pleine nuit parce que le toit de l’immeuble lui serait tombé sur la gueule.
Mission Impossible, chaque jour.
Et seul, parce que ce serait trop facile ; Dossou n’est jamais revenu, Élias est trop loin, et Francesca apparaît à présent par intermittence. Oxyde se promène comme un con à la recherche d’un refuge qui lui permettrait de passer ces derniers jours sans qu’on l’emmerde, mais il faut croire que c’est trop demandé.
Alors il erre au hasard des routes couvertes de carcasses de voitures et de cendre, au gré des carrefours, des zones industrielles, des ruines de villages, suivant les lignes tracées sur la seule carte du pays qu’il a réussi à ne pas égarer.
Ne va pas trop loin, se dit-il à chaque fois. Il doit à tout prix rester à portée de Town et se laisser la possibilité de faire demi-tour avant le dernier jour. Lorsque Francesca parvenait encore à s’ancrer dans la réalité, elle le prévenait avant qu’il ne s’éloigne, et elle l’accablait de reproches ensuite pour lui faire passer sa manie de foncer tête baissée sans jamais prendre le temps de réfléchir. Du moins, elle essayait.
« Il faut toujours que tu ailles trop loin », le blâmait-elle.
Francesca lui rappelait à chaque fois qu’elle ne serait pas toujours là afin de le remettre dans le droit chemin, et il en fait l’amère expérience aujourd’hui.
À présent, il doit se grouiller avant que la nuit tombe. Trouver un immeuble encore à peu près debout, une cave qui ne s’effondrerait pas… Par chance, les anges ont déserté la région, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Oxyde est venu jusqu’ici : chercher un peu de calme loin des créatures qui se sont acharnées à lui courir après pendant des mois.
Une vraie promenade de santé.
La ville au bout de la route lui a semblé intacte, plus ou moins solide, autant qu’une ville peut l’être alors que la fin du monde approche. Les bâtiments tiennent toujours debout, les devantures aux couleurs passées résistent au vent. Les arbres, eux, ont grillé. La chaussée est couverte de cendre et de débris en tout genre, et même d’épaves de véhicules rouillés et de bus éventrés.
Mais c’est l’absence totale d’êtres vivants dans les environs qui le trouble à chaque fois. L’absence de vie. Oxyde ne ressent aucune présence, ni morte ni vivante. Pas un chat. Les survivants ont préféré rallier Town, sans doute…
Aucune présence, donc. À l’exception de cette aura non-mortelle qu’il a perçue dès qu’il est entré dans la commune, à la fois forte et diffuse, et impossible à caractériser. Il veut bien croire que sa double vue soit perturbée depuis quelques mois, mais que sa clairvoyance se mette à déconner…
Il est vraiment temps que cette apocalypse de merde se termine.
Oxyde hésite. Le soleil se couche peu à peu, projetant sa lumière rouge et dangereuse sur les bâtiments anciens. Il doit vraiment se grouiller, là ; il a terriblement soif depuis des heures et ses jambes ne le portent plus, le signal qu’il est temps pour lui de se rouler en boule dans un coin pour tenter de dormir. Même pas beaucoup.
Mais d’un autre côté, la curiosité le pousse à aller voir ce qui peut bien se planquer dans ces ruines maculées du gris de la cendre.
— Ça te perdra, putain, marmonne-t-il entre ses dents.
Après un soupir, il élance sa magie à la recherche de celle qui imprègne chaque mur et chaque maison de la ville ; la présence lui répond par un ping, un écho qu’il capte comme s’il utilisait un radar sur les environs.
Ne reste plus qu’à suivre la piste, maintenant.
Ses pas le conduisent dans le centre de la ville, qu’il découvre en bien plus mauvais état qu’au premier abord : des rues entières écroulées sur elles-mêmes comme des dominos entourent des places constellées de cratères et de monticules de pierres, avec çà et là de nombreuses traces noires sur le bitume.
Des restes de feux de camp, sans doute. Certains s’avèrent immenses, larges d’au moins deux mètres, et sont couverts de morceaux de bois brûlé réduits à l’état de charbon.
Des feux de camp. Ou des bûchers.
Oxyde ne peut s’empêcher de frissonner à cette idée. Car en fin de compte, il est possible qu’on n’ait pas seulement fait brûler du bois dans ces foyers, si l’on en croit les étranges et longues formes qui se devinent dans la cendre, comme des restes d’ossements d’origine angélique. Du moins, il l’espère. Il a entendu parler de ces survivants lancés aux trousses des anges afin de les massacrer et de les réduire à néant par le feu, mais il ne serait pas si surpris d’apprendre qu’on a fait subir le même sort à des rescapés mortels. Les pillards qui arpentent les routes en seraient bien capables… Eux, ou les prêtres de l’Ordre néphiliste.
Le soir tombe doucement lorsqu’il s’arrache à ce macabre spectacle, recouvrant la ville détruite d’un voile sombre et dangereux. Oxyde poursuit sa traque à travers le dédale silencieux des rues, s’approchant un peu plus à chaque pas de la présence qui l’intrigue au plus haut point. L’être à qui cette aura appartient semble s’être réfugié dans une petite maison à deux étages piégée entre deux immeubles ; la façade de celui de droite montre les stigmates d’un terrible incendie qui a sans doute ravagé l’intérieur, tandis que celui de gauche s’affaisse sur la maison au point qu’il finira peut-être par l’anéantir sous son poids. Devant le pavillon aux murs gris s’étend un petit jardin envahi de rosiers à présent fanés.
Oxyde hésite quelques secondes avant de s’y engager. Pourquoi prendre autant de risques s’il ne s’agit que d’assouvir sa curiosité ? Il n’a pas eu l’occasion de croiser beaucoup de non-mortels depuis le Cataclysme, et il ignore ce qu’ils sont devenus. Il pourrait bien regretter cette rencontre s’il ne se montre pas prudent. À croire qu’il fait exprès de se jeter dans la gueule du loup… et il ne devrait pas jouer à ça.
Aller jusqu’au bout, jusqu’au dernier jour, c’est le deal qu’il a conclu avec Élias. Et après, il verra. Au-delà, ce n’est qu’un vaste champ de ténèbres, comme si la ligne du temps s’interrompait après six cents jours. Comme si Oxyde savait qu’il ne verrait pas plus loin que le 9 septembre 2017.
Quatre-vingt-neuf jours encore, et pas un de plus. À la fois terriblement longs et courts, une échéance qu’il aimerait oublier. Pas étonnant qu’il s’éloigne de la route, parfois, pour se perdre sur les bas-côtés.
Il pousse la porte de la maison, aux aguets. Le grincement des gonds fatigués résonne dans le silence de la rue comme une alarme.
Bien joué, Oxyde. Tu vas pouvoir constater par toi-même si les anges sont capables de dissimuler leur aura, toi qui te posais la question.
Il se fige quelques secondes, la main toujours posée sur la poignée de la porte, s’attendant à ce qu’une horde d’anges déboule de nulle part pour l’achever.
Mais rien. Pas un bruit. Même le vent se tait, retenant son souffle. La présence à l’étage de la maison n’a pas bronché non plus.
Oxyde entre alors en hâte et referme la porte, puis il avance dans le couloir plongé dans l’obscurité qui s’offre à lui, suffocant presque dans l’air sentant l’humidité et le renfermé qui s’attarde dans la demeure.
La bâtisse lui paraît ancienne et inhabitée depuis des lustres. Une porte à droite lui montre un salon vide dont le carrelage poussiéreux est couvert de traces de pas ; à gauche, un escalier se perd dans les étages, qu’Oxyde emprunte en se demandant pourquoi il a l’impression qu’il va étouffer.
Une magie asphyxiante sature l’air. Une magie familière.
Il effleure les murs de l’escalier, laisse glisser ses doigts sur la tapisserie désuète aux motifs de fleurs, et entend. Les sorts. Les charmes.
Quelqu’un a dessiné, d’une main tremblante, des sortilèges néphilistes par dizaines. Ils inondent la maison, la protègent et la dissimulent au reste du monde, s’efforcent de repousser les curieux et les anges. Le non-mortel qui hante ces lieux a sans doute déjà perçu la présence d’Oxyde, d’ailleurs, et ce dernier songe qu’il devrait faire demi-tour avant que la situation ne dégénère. Mais la curiosité s’avère plus forte…
Au deuxième étage, il traverse un autre couloir en essayant d’atténuer le bruit de ses chaussures sur le sol, jetant un coup d’œil dans les chambres inoccupées. La fenêtre de l’une d’entre elles donne sur la rue par laquelle il est arrivé et, plus loin, sur un horizon de champs brûlés et de villes détruites, terres stériles surplombées par la nuit naissante. La seule consolation qu’Oxyde trouve à l’Apocalypse, c’est que les étoiles demeurent à présent visibles sur le velours du ciel. Elles disparaissent une à une, certes, mais elles ne s’effacent plus sous les assauts de la lumière artificielle de l’humanité.
La présence se trouve tout au fond dans la dernière chambre ; Oxyde s’y glisse sans un bruit, prêt à se tirer à la moindre alerte.
La pièce s’avère au moins aussi délabrée que les autres avec son plancher usé et son papier peint des années 60 ; les poutres apparentes au plafond se décomposent peu à peu, envahies de toiles d’araignée inhabitées. Près de la fenêtre au verre crasseux gît un tas de couvertures et de plaids, dans lequel une femme est étendue telle une Belle au bois dormant apocalyptique.
Oxyde s’immobilise lorsqu’il la repère, certain qu’elle l’a entendu. Il parvient à présent à comprendre à quoi il a affaire : cette inconnue est en réalité une immortelle, un vampire, bien que son peuple refuse que l’on utilise ce mot pour les désigner. Personne ne savait ce qu’ils étaient devenus après le Cataclysme ; les immortels s’étaient tout simplement évanouis de la surface de la Terre.
Et voilà qu’il en trouve une par hasard, cachée dans une maison abandonnée bardée de sortilèges.
Il pose son sac à dos sur le plancher poussiéreux, soulagé de s’en débarrasser, et découvre en s’approchant que la femme est encore vivante : elle respire avec difficulté, mais elle respire quand même. Elle porte un jean maculé de taches sombres – du sang, peut-être –, ainsi qu’une veste en cuir masculine, et des bottes gisent à côté, abandonnées. Oxyde ne voit aucun autre effet personnel nulle part. Ni aucun signe que quelqu’un l’accompagnait.
Ses longs cheveux bouclés sont blancs comme neige, et son visage à la peau sombre demeure à la fois jeune et ancien. Le visage, surtout, le surprend ; les traits ont prématurément vieilli et sont ridés, couverts de taches, ainsi que ses mains. Et pourtant, la femme reste encore très jeune, comme si le temps avait accéléré pour elle.
Ce qui explique qu’Oxyde ne la reconnaît pas au premier coup d’œil. Au second, il ne peut s’empêcher de songer que le destin a décidément de drôles de manières.
C’est Saraï qui se trouve en face de lui, sa seule amie immortelle. Elle l’avait contacté pour exorciser une poupée, ce dont il s’est chargé quelques semaines avant le Cataclysme.
Elle semble plongée dans une sorte de stase, peut-être parce qu’elle a été privée de sang depuis trop longtemps. Oxyde ne connaît que très peu les immortels et leur Cercle, le nom qu’ils ont donné à leur société : il aurait pu en apprendre plus à ce sujet quand il travaillait avec le père Auguste mais il ne l’a pas fait, sûrement par manque d’intérêt. Les immortels lui ont toujours paru trop lointains de notre monde, régis par leurs propres lois qu’il juge incompréhensibles et autoritaires. Il s’en est mordu les doigts plus tard, lorsque Francesca a recommencé à avoir ses étranges visions et lorsqu’il a réalisé qu’il s’agissait de prédictions apocalyptiques : les immortels auraient pu lui venir en aide afin de décrypter ces prophéties.
Saraï, surtout, qui avait eu accès à l’essence même de la magie du sang, une magie si ancienne que son peuple en avait oublié les origines.
La trouver là, c’est comme si le destin lui adressait un signe, ou que le hasard s’amusait encore avec lui.
Oxyde doit-il la réveiller ? Il ignore comment elle pourrait réagir s’il la sortait en sursaut de son sommeil de pierre ; les immortels peuvent se montrer dangereux quand on pousse le bouchon un peu trop loin, alors un immortel en colère et affamé… À genoux près de Saraï, il la secoue par les épaules, d’abord doucement, puis avec plus de fermeté.
Sans aucune réaction. Il est peut-être trop tard, après tout.
Il se souvient ensuite qu’elle est psychométriste : elle lit la mémoire des objets et des êtres vivants d’un simple contact. Elle appelait ça le don. Oxyde cherche alors ce dernier en touchant sa main.
Il est là. Endormi, presque éteint, telle une braise oubliée dans l’âtre d’une cheminée. Oxyde le réveille sans forcer, toujours aussi surpris de constater à quel point ce pouvoir et le sien sont proches comme des frères.
Et ça marche. Saraï revient.
Ses paupières frémissent d’abord, s’ouvrant sur des yeux ambrés, éteints et voilés. Il lui faut quelques secondes avant de réaliser qu’elle s’est réveillée et que quelqu’un se trouve à côté d’elle. Puis, enfin, elle reconnaît Oxyde.
— Oh, Joseph…, murmure-t-elle d’une voix chevrotante.
— Je te sors de ta sieste, manifestement.
Elle rit en silence, incapable de prononcer un son. C’est à se demander comment son corps ne s’est pas disloqué depuis tout ce temps : elle est si fragile et si amaigrie que le moindre vent pourrait la briser.
— Tu es là depuis longtemps ? s’enquiert-elle.
— Je viens d’arriver. Je cherchais un endroit pour la nuit et j’ai perçu ta présence.
Saraï grimace, puis elle déplore :
— J’ai essayé de l’atténuer, pourtant…
— C’est toi qui as déployé ces sortilèges néphilistes ? Si ça peut te rassurer, je ne crois pas que qui que ce soit d’autre aurait découvert que tu te trouvais ici.
— Je l’espère en tout cas. Aide-moi, s’il te plaît.
Oxyde l’assiste pour qu’elle puisse se redresser, la tenant par les épaules. Saraï ressemble à une petite centenaire qui affronte avec vaillance les derniers jours de sa vie.
— Et toi, que fabriques-tu ici ? l’interroge-t-il à son tour.
— Nous avons rendez-vous, avec mon mari et Giovanna. Dans les prochains jours. Comme les mortels se font rares, j’ai préféré m’endormir en attendant, plutôt que de subir le manque de sang. Avec l’Apocalypse, c’est plus difficile à supporter qu’avant.
Quelque chose sonne faux là-dedans, mais Oxyde ne parvient pas à déterminer quoi. Et manifestement, Saraï n’a pas la moindre envie de lui dire la vérité, quelle qu’elle soit : en dépit du voile blanc recouvrant ses iris, elle le fixe comme pour le mettre au défi de poser des questions.
— Et c’est quoi cet endroit ? demande-t-il.
— Un refuge de Dissidenti. Tu sais, les immortels dissidents qui espéraient faire tomber le Cercle, ceux qui refusaient leurs lois… Ils avaient des cachettes de ce genre un peu partout et ceux qui voulaient les rejoindre pouvaient s’y abriter.
— Ce n’est pas risqué d’attendre ici ?
Elle hausse les épaules, un geste qu’Oxyde interprète comme de l’indifférence. Il ne le comprend que trop bien, en réalité : lui aussi se laisse gagner peu à peu par cette foutue indifférence qui le conduit à ne plus penser à rien, à oublier la prudence et à ne plus se préoccuper de ce qui pourrait lui arriver. Un effet secondaire de l’Apocalypse qu’il a pu constater chez de nombreux survivants.
Finalement, Saraï change de sujet :
— J’ai une lampe si tu veux allumer. J’ai tendance à oublier que les mortels ne voient pas dans le noir…
— Pratique pour économiser les piles, ça.
Elle rit tandis qu’Oxyde déniche la lanterne en question derrière son lit de fortune près d’un sac à dos, qu’il dépose sur le sol à leurs pieds. Il s’assied ensuite à côté de Saraï en réalisant à quel point il est épuisé lui aussi. La marche de la journée a été éprouvante. Comme tous les jours. À travers la fenêtre, il voit la nuit s’emparer du paysage, effacer les toits des maisons et des immeubles qu’il distingue à peine dans le noir.
— Depuis quand tu n’as pas croisé de mortels ? demande-t-il après un long silence.
— Je ne sais plus. J’ai perdu la notion du temps depuis que l’état de manque est passé. J’ai vieilli, d’abord, de plus en plus. Bientôt, je vais commencer à ralentir, et je pourrais m’arrêter complètement si je le voulais, en regardant le soleil.
— Ça prendra combien de temps ?
— Ça se produira sûrement avant le dernier jour. Mais ça n’a pas vraiment d’importance si Giovanna ne revient pas.
Voilà qui ressemble moins à un rendez-vous qu’à un espoir de retrouvailles, en fin de compte. Surtout qu’elle omet cette fois de mentionner son mari.
— Je te trouve bien défaitiste, fait remarquer Oxyde.
— Difficile de rester optimisme avec ce qui se passe en ce moment.
— Même si je te dis qu’il n’y aura sans doute pas de fin du monde ?
C’est la première fois qu’il le formule de vive voix. Jusqu’ici, il se contentait de suivre le mouvement, comme Dossou le lui avait demandé, et sans savoir ce que le Vieux attendait de lui, sans savoir ce que celui-ci avait prévu afin d’empêcher le dernier jour d’arriver. Il guette toujours un signe ; mais pour l’heure, rien ne vient, personne n’éclaire sa lanterne, et même Francesca demeure impuissante à trouver une solution pour stopper l’œuvre de destruction entamée par les anges. La Magicienne n’était là que pour prophétiser la fin à venir. Elle a accompli ce qu’elle devait accomplir, et c’est tout.
Saraï ne bronche pas lorsqu’elle entend ces mots. Bien au contraire, elle sourit quand elle lui répond :
— Je le sais, ça. Le Cercle est au courant depuis le début. Et de la catastrophe, et de son échec.
Ce qui rassure Oxyde quant à l’issue des six cents jours : oui, ils s’en sortiront. Comment, il l’ignore, et à quel prix, mais les anges ne réussiront pas à effacer la réalité. Cette révélation le réveille, lui qui sentait que ses yeux cherchaient à se fermer sous la fatigue.
Pourtant, malgré ce qui devait être une bonne nouvelle, Saraï baisse la tête, et son sourire s’évanouit.
— Mais ? demande alors Oxyde.
Elle garde le silence quelques secondes, cherchant ses mots, puis dit finalement :
— Mais nous n’avons pas donné l’alerte. Le Cercle n’a pas le droit d’apparaître au grand jour, oui, mais nos Maîtres n’ont pas jugé utile non plus de contourner cette loi afin de sauver le plus grand nombre.
Son amie fixe le vide sans le voir, son profil illuminé par la lanterne devant eux ; son visage marqué par le manque de sang n’exprime rien, ni peur ni tristesse, et encore moins de la colère. Et pourtant, Oxyde les entend rugir en elle. Il les entend aussi fort qu’une tempête, démesurés, excessifs, des émotions qu’il juge bien trop exacerbées pour traduire la honte et la déception qu’elle éprouve envers son peuple.
Saraï ment. Depuis le début. Ses paroles sonnent faux, à la fois dissonantes et pleines de défi, le dissuadant de lui en demander plus. Oxyde pourrait lui arracher ce qu’elle lui cache – il suffirait de toucher sa main, par exemple, et de forcer son don à parler –, mais il n’en fera rien. Et elle le sait parfaitement.
— Comment le Cercle peut-il être au courant ? demande-t-il alors.
Avec un bref sourire – de soulagement, parce qu’il n’insiste pas ? –, Saraï lui dit :
— Oh, comme toujours… Les immortels étudient les étoiles, les textes anciens, les visions que nos suicidés nous délivrent au moment où ils meurent… Le sang, aussi. La magie du sang fait office de bibliothèque, tu vois ? de réseau intranet où nous pouvons chercher des informations. Le livre des oracles nous parlait d’une révélation… et nous étions nombreux à croire qu’il s’agissait de la fin du monde, alors qu’il ne s’agissait que de la fin du Cercle.
Puis, après un soupir qui paraît douloureux, elle ajoute :
— Puisque tu sembles toi aussi convaincu que l’Apocalypse n’arrivera pas à son terme, je pense que nous pouvons considérer ceci comme acquis. Pourtant, j’ai si peur que nous nous trompions… et je n’ai pas envie de parier sur nos chances de survie.
— C’est pour cette raison que tu as choisi de… de t’endormir ? Parce que si la fin du monde se produit quoi qu’il arrive, tu ne seras pas éveillée pour la voir venir ?
— Parce que j’ai peur que Gia ne me rejoigne pas à temps. Je ne veux pas affronter ce jour toute seule.
Saraï se tourne vers Oxyde à ces mots, dans lesquels il entend une demande informulée, quelque chose qu’il aurait dû percevoir plus tôt.
Elle n’a plus aucune force pour se mettre à la recherche de Giovanna si cette dernière tardait à la rejoindre. Et aucun mortel ne rôde dans les parages.
— Si tu as besoin de sang…, commence-t-il après une hésitation.
— Non.
— Si. Je risque d’être le seul mortel que tu croiseras dans le coin avant longtemps. Demande-le, si tu veux. Ne prends pas de gants avec moi.
— Non, je ne peux pas faire ça…
Et pourtant, elle en crève d’envie. Il a suffi qu’Oxyde évoque cette éventualité pour que la faim s’allume dans ses yeux voilés, pour que ses instincts d’immortelle, de vampire, se rappellent à elle. Arrivée à ce stade, elle n’est plus qu’une bête sauvage épuisée prête à se laisser mourir s’il le fallait.
Saraï ne veut pas, mais elle s’approche quand même, et Oxyde perçoit dans le mouvement cette étrange langueur, le ralentissement de ses gestes. Un symptôme typique de la vieillesse des immortels.
Ils ralentissent. On dit que leurs Anciens ressemblent à des fantômes ancrés dans le réel, des êtres aux cheveux et aux yeux blancs, à la peau parfaite proche du marbre et à l’allure délicate. Des sculptures vivantes. Lorsqu’ils n’en peuvent plus, ils demandent à voir le soleil, ce qui les tue.
Elle s’avance vers lui avec lenteur et manque de s’effondrer, ce qui lui arrache un petit rire.
— J’ai l’impression d’être bourrée, s’esclaffe-t-elle. J’avais oublié ce que ça faisant. J’avais seize ans quand je me suis pris la seule cuite de mon existence, et c’était il y a… trente-sept ans, je crois.
— Votre vie doit être d’un ennui…
Saraï rit de nouveau, puis elle s’agrippe au bras d’Oxyde, se blottit contre lui pour éviter de s’écrouler. Ses mains sont glacées comme si toute chaleur l’avait abandonnée.
— Il paraît que ça ne fait pas mal, tente-t-elle de le rassurer sans lui laisser le temps de répondre..
Oxyde sent d’abord son souffle chatouiller sa gorge, puis une caresse de ses lèvres. Elle mord ensuite sans prévenir, dans le craquement terrifiant de la peau qui rompt sous ses dents.
La douleur est atroce ; à dire vrai, jamais il n’avait pensé qu’une morsure d’immortel puisse faire mal à ce point.
— On t’a menti, alors, marmonne-t-il.
Et elle rit, encore, et sa voix change déjà, perdant ses accents chevrotants de vieille dame pour retrouver son éclat chantant d’autrefois.
Oxyde repousse la douleur, se concentrant sur ce qu’il perçoit d’elle à travers son don : une transformation, le réveil de son pouvoir endormi, le retour à la vie de cette magie ancienne qui a toujours échappé aux mortels. L’immortalité reprend ses droits et répare son corps abîmé par le manque ; ses cheveux retrouvent leur douceur et leur couleur de nuit aux reflets dorés, les rides et les taches sur la peau disparaissent. Saraï se réchauffe. Son don reprend ses droits, s’installe comme un chat prend ses quartiers au soleil. L’image vient d’elle : Oxyde la capte au vol, ce qui le fait sourire.
Puis un vertige l’assaille, soudain, le forçant à fermer les yeux. La fatigue et la douleur se mêlent en une étrange vague qu’il doit combattre afin de ne pas s’endormir.
Quand elle en a terminé, elle pose sa tête contre son épaule, les yeux fermés. Et malgré la souffrance, malgré la peur qu’il n’a pas pu contenir alors qu’il ne voulait pas admettre que Saraï l’effrayait, malgré le sang qui sèche sur ses vêtements, la quiétude de l’instant lui donne envie de s’assoupir, de profiter du calme tant qu’il le peut encore.
Mais il a à peine formulé cette idée que Saraï se met à convulser. Doucement, d’abord, puis avec violence. Ce qui le sort de sa torpeur une seconde fois.
Ce n’est rien. C’est normal.
La pensée que lui envoie Saraï le rassure à moitié.
Et il ignore comment elle a su qu’il pourrait l’entendre… à moins que son don éveillé le lui ait soufflé. Oxyde le sent circuler en elle en même temps que son propre sang.
Un pouvoir qui a quelque chose de familier, oui. Comme un frère. Qu’avait-elle dit, déjà ? Qu’elle avait reçu la vie éternelle par l’entremise d’un immortel clairvoyant. Elle ne connaissait pas sa véritable identité mais elle prétendait qu’il était comme lui, qu’il possédait de multiples dons transmis aux immortels qu’il a engendrés.
En silence, il la serre plus fort encore, attendant que les spasmes s’espacent. Ce qui prend longtemps. Il patiente, la berce doucement.
Une fois la crise passée, Saraï a littéralement repris vie : son apparente vieillesse n’est plus que de l’histoire ancienne. Dans ses yeux ambrés brille une multitude d’émotions diverses qui ne se trouvaient pas là plus tôt. La curiosité, la reconnaissance, un peu de honte aussi, et une lueur sauvage, insolente comme dans le regard d’un chat. Sa beauté frappe Oxyde de nouveau, comme la première fois qu’il l’a vue.
C’était il y a si longtemps, à la porte de sa maison à elle. Il ignorait qu’il venait chez une immortelle et avait même cru à un piège. Et pourtant, en l’espace d’une demi-seconde, il a compris que cette inconnue éternelle qui faisait appel à ses services était comme liée à lui, ou le serait d’une façon ou d’une autre. Sans qu’il sache pourquoi.
— Je suis désolée, dit enfin Saraï pour rompre le silence gêné qui menace de s’installer.
Elle reprend sa place à côté de lui sans se départir de son sourire.
— Tu parles, lâche Oxyde. Tu n’en penses pas un mot.
— Oui, c’est vrai. Je rêvais de faire ça depuis que tu es venu chez moi.
Puis, après une seconde ou deux, elle ajoute :
— Tu l’entends, toi aussi, non ? Il chante.
— Ton don ?
— Mon don.
— Je l’entends, oui.
Oxyde a la sensation que Saraï lui a pris toute son énergie : la voilà à présent rayonnante, presque incapable de tenir en place, tandis qu’il doit lutter pour ne pas s’endormir. Dehors, la nuit a envahi le monde comme si elle n’allait jamais le libérer de ses griffes. Et quelque part, il aimerait que ce soit le cas.
— Tu t’endors, raille-t-elle.
— Merci, je n’avais pas remarqué. Je suis tellement fatigué…
Saraï sourit sans répliquer, puis elle se penche vers lui afin de déposer un baiser sur sa joue râpeuse. Baiser qui dérape un peu jusqu’au coin de ses lèvres, mais qu’elle interrompt au dernier moment comme si elle avait décidé de se raviser.
Au même instant, il l’entend encore.
La collision entre leurs magies, qui s’entrechoquent et se répondent. Il y a bien là quelque chose en commun, un lien ou un pont, un nœud dans un tissage bien plus grand.
Et Saraï l’a perçu, elle aussi.
— Je n’étais pas certaine, explique-t-elle en s’éloignant. Lorsque tu es venue chez moi pour exorciser la poupée d’Elisabeta, je l’ai pressenti une première fois mais je ne savais pas vraiment quoi en penser. Et puis j’ai mis cette donnée de côté, et je n’y ai plus songé par la suite. Il y a quelque chose, n’est-ce pas ?
— Il y a quelque chose.
— Mais quoi ?
Sans répondre, Oxyde fixe le vide devant lui, cherchant à démêler ses pensées perdues dans les brumes de son esprit épuisé. Le don de Saraï a retrouvé son calme à présent – mais il attend, prêt à surgir comme un diable dans sa boîte, jamais tranquille, jamais rassasié, bridé par quelque chose qui l’empêchait de s’exprimer pleinement. Une maladie, disait Saraï. Elle se savait souffrir d’une leucémie avant qu’on ne lui donne l’éternité ; la magie du sang n’a fait qu’endormir le mal dont elle était atteinte, elle l’a tenu à distance, empêchant son pouvoir de grandir ainsi qu’il l’aurait dû. Il y parvient seulement lorsque la clairvoyance d’Oxyde se trouve dans les parages.
— Tu le sais déjà, répond-il enfin. Ton créateur était un clairvoyant et tu as reçu une part de ses propres dons. Peut-être que la magie que possèdent les clairvoyants est la même pour tous.
— Mais tu n’en es pas sûr.
— Personne n’a jamais pu dire d’où nous venaient nos capacités.
Pourtant, il n’est pas convaincu lui-même de ses explications.
Il sait qu’il y a autre chose. Une raison plus lointaine, de celles qu’il parvient parfois à entrevoir comme à travers un voile de fumée, un rêve qui s’oublie au réveil, ou une idée qui apparaît et s’efface, lui permettant à peine de la toucher du doigt.
Comme une âme-sœur, un double astral à l’image d’Élias. Oxyde a l’impression de retrouver quelqu’un d’aimé, ou de retrouver un reflet – un peu déformé, et surtout immortel.
— Et si je te donnais l’éternité ? demande-t-elle soudain.
Troisième sursaut, alors qu’il s’enfonçait lentement dans la somnolence. Tout ce qu’il trouve à dire, après plusieurs secondes de réflexion ralentie, c’est :
— Ah.
Saraï éclate de rire. Puis, redevant sérieuse, elle fait remarquer :
— Je constate que tu hésites à répondre.
— Parce que tu crois que c’est si facile de répondre à une telle proposition ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais eu le choix, moi.
Elle l’observe en souriant, toujours, les yeux brillant d’une drôle de lueur amusée, presque prédatrice. Comme un chat, vraiment, qui joue avec sa proie, conscient du pouvoir qu’il a sur cette dernière.
Accepter l’éternité, ce serait accepter que Saraï garde du pouvoir sur lui pour toujours. Et la refuser… pareil. Car elle pourrait réitérer son offre encore et encore, lui faire miroiter une vie presque éternelle et une magie considérable qui exacerberait celle qu’il possède déjà. Et il finirait sans doute par céder. Parce que tout le monde cède.
— Alors ? insiste-t-elle.
— Tu me ferais cadeau de l’éternité pendant l’Apocalypse alors que nous n’avons encore aucune preuve réelle que nous nous en sortirons ?
— Je te fais une simple proposition. Une promesse de don, si tu préfères. Si tu acceptes… il suffira que nous nous retrouvions plus tard, lorsque la crise sera passée.
— Non.
— C’est ta réponse ?
— Oui, c’est ma réponse. Et elle est définitive.
Saraï continue de sourire, mais cette fois avec plus de tendresse et moins d’ironie. Et si elle est déçue, elle ne le montre pas.
— Je sais que ce présent que font les immortels est inestimable, reprend Oxyde. Mais la vie que j’ai subie me suffit amplement, et je n’ai pas l’intention que cela se prolonge.
— « Subie » ?
— Elle n’a jamais été un cadeau. Et elle le sera encore moins lorsque les six cents jours se seront écoulés.
— Je comprends.
Malgré le refus, l’offre le touche plus qu’il ne veut l’admettre. Et le perturbe, aussi, car une autre version de lui-même, lointaine, étrangère, a fait un choix différent et a accepté le présent aussi facilement qu’il le décline aujourd’hui. Regrettera-t-il d’avoir dit non ? Il n’est pas sûr que les immortels posent deux fois la question, mais Saraï, elle, le fera sans hésiter.
— Vous êtes si nombreux à refuser…, soupire-t-elle alors. Giovanna a reçu l’éternité de force, sans qu’on lui laisse le choix, mais elle n’en avait pas voulu quand le Cercle lui a fait cette même proposition.
— Votre condition est effrayante. Vous aussi, vous l’êtes.
— C’est très différent de l’autre côté de la barrière. Nous ne sommes pas aussi dangereux que nous cherchons à le faire croire. L’éternité, ce n’est qu’une malédiction, rien de plus…
— Et c’est justement pour ça que je n’en veux pas.
— Parce que tu connais bien trop la magie pour savoir ce que cela peut coûter.
Ce n’est pas une question, mais Oxyde acquiesce quand même. Saraï ne met jamais très longtemps à comprendre.
Oui, il y a toujours eu trop de magie dans sa vie pour qu’il en accepte plus encore. Parfois, les nouveaux dons que sa clairvoyance ajoute à son carquois l’effraient, parce qu’il se demande jusqu’où cela ira, s’il parviendra à les maîtriser, s’il réussira à y résister. Il a dealé avec un ange, il y a si longtemps qu’il a souvent l’impression que cela s’est passé dans une autre vie, et il sait que malgré tout ce qu’il a gagné, ce qu’il a perdu n’avait pas de prix. Ces cadeaux se paient au centuple… et si l’éternité doit se glisser dans l’équation, Oxyde ignore comment il pourra rembourser cette dette cosmique qui s’additionne aux précédentes.
— Tu as toujours eu l’impression de tenir une bombe entre les mains, s’éleve une autre voix dans le silence. Et tu as toujours eu peur que cette bombe t’explose à la figure.
Levant la tête, Oxyde découvre que Francesca est entrée dans la petite chambre délabrée, et qu’elle observe la nuit par la fenêtre. Et comme Saraï ne bronche pas, il y a fort à parier qu’elle ne l’a pas entendue.
— Mais tu devrais quand même accepter, poursuit la Magicienne sans se retourner. Peut-être que tu pourras ainsi terminer ce que Dossou t’a demandé de faire… c’est-à-dire survivre jusqu’au dernier jour. Tu n’iras pas loin si tu restes là à attendre que le temps passe.
Le ton qu’elle emploie lui paraît amer, presque agressif.
Parce que tu crois que c’est si facile ? voudrait-il lui répondre.
Peut-être entend-elle sa pensée, car elle assène :
— Qu’est-ce que tu attends, alors ? Bouge-toi. Si tu comptes ne pas accepter l’immortalité qu’elle t’offre, laisse-la et fous le camp.
Elle ne se retourne toujours pas. Oxyde ne voit que la forme pâle et floue de son visage se refléter dans le verre de la fenêtre, et il n’y distingue rien d’autre que deux puits sombres à la place de ses yeux, ténèbres insondables pleines de colère.
Il voudrait qu’elle se retourne. Il voudrait qu’elle le regarde.
Et il ne parvient pas à articuler le moindre mot.
Soudain, sans qu’il puisse dire quoi que ce soit, une étrange fumée grise envahit la pièce et entoure Francesca comme si elle se tenait au milieu d’un terrible brasier.
Ou d’un bûcher.
Elle lève la main à hauteur de visage pour la regarder se consumer ; le bout de ses doigts, d’abord, qui noircissent sous l’effet d’une flamme invisible, puis la paume, le poignet…
Oxyde ne peut que la regarder brûler, sans un mot, sans pouvoir faire le moindre geste.
Puis un son sort enfin de sa bouche, un insurmontable effort qui lui donne l’impression d’avoir soulevé une montagne, le sang battant à ses tempes et le cœur manquant de s’arrêter à force de cogner trop fort.
— Francesca…
Ce n’est que lorsqu’il ouvre les yeux sur la pénombre de la chambre qu’il se rend compte qu’il s’est endormi. Et la pièce est déserte ; il n’y trouve ni feu ni Francesca.
À côté de lui, Saraï se redresse, attentive. Elle avait posé sa tête contre son épaule et semblait veiller pour eux deux.
— Un mauvais rêve ? demande-t-elle d’une voix douce.
— Oh… On peut dire ça comme ça.
Pourtant, il a du mal à qualifier de cauchemars ces rêves dans lesquels Francesca apparaît, peu importe ce qu’il s’y passe. Il espère toujours voir la Magicienne dans ses songes, faute de la voir dans la réalité.
Oxyde remarque alors que Saraï avait posé sa main sur la sienne.
— Tu utilises ton don, là ? interroge-t-il.
— Non, ne t’inquiète pas. Je ne fais qu’écouter le cours de tes pensées, le mouvement qu’elles font en circulant, mais je n’entends rien. Je ne me le permettrais pas. C’est comme… le chant d’un ruisseau, et je trouve ça apaisant. Ça t’ennuie ?
— Non, pas du tout. J’ai dormi longtemps ?
— Une heure, peut-être.
Le temps lui semble s’écouler si lentement, parfois. Comme si les aiguilles de l’horloge rechignaient à tourner, sachant par avance qu’elles finiront par s’arrêter.
— Où est-elle ? demande soudain Saraï. Celle qui est apparue dans ton rêve ?
— Tu l’as vue ?
— Juste une image. Elle avait l’air… ailleurs. Pas ici en tout cas.
— Elle est morte depuis longtemps. Et son esprit peine à rester à cause de la lumière du Ciel.
Oxyde soupire, prêt à lui raconter ce qui est arrivé à Francesca si Saraï le lui demandait. Il le lui avait promis, d’ailleurs.
Mais elle n’en fait rien. À la place, elle lui dit :
— Je t’ai menti tout à l’heure. Je n’ai pas rendez-vous avec Gia… Elle ne viendra pas.
Pour la première fois, il y a comme une fêlure dans sa voix, qu’elle s’acharne à garder ferme. Un sanglot contenu, un peu de tristesse qu’elle laisse s’échapper sans le vouloir, trop difficile à réprimer. Saraï bat des paupières pour chasser des larmes naissantes, puis elle poursuit :
— Ça fait des mois que je ne l’ai pas vue. Elle est partie parce qu’elle voulait retrouver sa sœur… et comme elle ne revenait pas, je me suis moi-même mise à sa recherche. Je pensais réussir à la localiser grâce à mon don.
— Mais tu n’y parviens pas.
— J’erre depuis des semaines dans la région. Mon don est désorienté, il a du mal à supporter la lumière, la peur, et le manque de sang… J’ai fini par abandonner.
Elle ne peut retenir un long soupir tremblant, auquel Oxyde répond en la serrant dans ses bras. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui demande :
— Tu veux bien m’aider à la retrouver ? Gia me manque tellement… Je te l’ai dit, je ne suis pas encore prête à parier sur l’annulation de la fin du monde. Et je n’y arriverai pas toute seule.
— Bien sûr que oui, je vais t’aider.
— Merci, Joseph… Je suis désolée de te demander de sacrifier quelques jours pour ça…
— Ne t’inquiète pas, je ne sacrifierai rien. Au contraire, je fais tout pour que le temps s’écoule plus vite.
Saraï laisse échapper un petit rire un peu triste, qui rassure Oxyde. Enfin une réaction normale… Il avait peur qu’elle ne se soit enfermée elle-même dans une carapace d’indifférence la rendant aveugle à ce qui se passe autour d’elle. Le déni, ce n’est pas la meilleure façon d’affronter la fin du monde, surtout si on espère y survivre.
— Tu préfères qu’on s’y mette pendant la nuit, ou le jour est supportable ? s’enquiert-il.
— Je pourrai supporter la lumière du soleil si je ne le regarde pas directement, surtout depuis que j’ai pris ton sang.
— OK. On part demain matin, alors. Là, il faut vraiment que je repose un peu.
— Je surveillerai la maison. Moi, j’ai déjà trop dormi.
Saraï étend le bras afin d’éteindre la lanterne, puis elle reprend sa place près de lui.
— Ah, et une dernière chose, ajoute-t-il. Je ne m’appelle pas vraiment Joseph, mais Oxyde.
— Je sais. Dors, maintenant.
Il entend à peine sa réponse que ses yeux se ferment déjà.