J’attends assise sur un banc, une cigarette éteinte à la main. Si j’en crois l’heure à ma montre, le train ne devrait plus tarder. Il est temps car l’ambiance est pesante et glaciale : la gare déserte et la pluie tambourinant avec force contre le toit de verre me donnent la chair de poule. Surtout que je suis vraiment seule. Pas un chat. Pas un contrôleur, pas un employé, pas un voyageur. Je me demande soudain si je ne pourrais pas allumer ma clope, là, dans le hall. Après tout, personne ne viendra me gueuler dessus.
La nuit tombe doucement, projette une belle pénombre sur les rails en contrebas, que j’aperçois à travers la vitre crasseuse. Et ce train qui n’arrive pas… D’un geste, je jette en arrière mes longs cheveux bruns, puis tire sur les manches de mon pull noir. L’air fraîchit un peu plus. Ils ont sans doute coupé le chauffage.
Le hurlement d’un train se fait entendre au loin, ses freins crissent contre l’acier des rails. J’attrape mon sac avec soulagement, le balance sur mon épaule, et me dirige vers l’escalier menant aux quais. Je suis seule, encore. C’est dingue.
Une fois en bas, le silence se fait de nouveau, et les wagons sont absents. Pas de rames, pas de train. Qu’est-ce que c’est que ce délire ?
Intriguée, je jette un œil au bout du quai vide et froid. Pas de doute, je suis vraiment seule là-dedans, comme la victime d’une mauvaise caméra cachée qui n’en finit pas. Par chance, la pluie a cessé mais a laissé derrière elle de grandes flaques d’eau trempant le bas élimé de mon jean. Je vais encore choper la crève, avec ces conneries.
Une corneille toute proche croasse, rompant le calme. J’ai à peine le temps de lever la tête vers l’animal que je me prends la réalité en pleine figure.
Je suis en train de rêver.
Perché sur un banc, l’oiseau m’observe de ses yeux noirs et brillants. L’agressivité qui en émane ne me surprend pas plus que ça, je dois dire. J’ai l’habitude. Avec un soupir de lassitude, je laisse tomber mon sac, éclaboussant ainsi mes vêtements.
Les couleurs de ce monde ne sont pas si réelles, en fin de compte. Délavées, sales, presque grises. Un parfum charge l’air, celui de la pluie, avec une touche indéfinissable. Peut-être le musc d’un after-shave. La senteur me rappelle celui de mon grand-père, parti il y a longtemps.
Plus loin, une silhouette est assise sur un banc, apparue de je ne sais où. Un homme abrité sous un parapluie, patientant lui aussi.
J’ai atterri dans son songe, je rêve son rêve à lui. Mon inconscient ne s’en est pas rendu compte de suite, car les trains et la pluie hantent souvent mes propres rêves. Seule manquait l’amertume de la rouille. Le plus souvent, je mets peu de temps à le réaliser ; mais la situation ne revêt rien d’inhabituel malgré tout. Si les rêves possèdent leur logique à eux, ils fonctionnent toujours de la même façon. Ils tordent l’esprit, le tourneboulent, l’empêchent de penser dans le bon sens.
Mes mains tremblent avec force. Ça, ce n’est pas courant. Je déboule ici au pire moment du cycle, avec cette atmosphère électrique, grouillante, vibrante comme une mauvaise transmission à la télévision. J’en ai presque envie de vomir. Mais je dois me reprendre. L’homme attend toujours, au bout du quai.
Je le rejoins d’un pas tranquille, suivie par la corneille. L’oiseau s’envole d’un banc à l’autre et jette sur moi des regards hostiles. Je n’ai jamais compris pourquoi ces bestioles hantaient mes rêves, ni quelle était la raison de leur animosité envers moi. Je n’ai jamais cherché à résoudre ce mystère non plus. Une fois près de l’inconnu, je découvre un vieil homme usé, au pantalon et à la veste de velours un rien désuets. Une longue barbe blanche, des petites lunettes, un visage si triste qu’il manque de faire chavirer mon cœur. J’ai presque envie de le serrer dans mes bras, là, sous le gris du ciel. À la place, je m’assois à ses côtés.
— Vous attendez le train ? je lui demande d’une voix faussement distraite.
— Oui. Mais il est en retard, je crois.
— Vous voyagez souvent ?
— J’essaie. Pourtant, je n’arrive jamais à monter à bord. Alors je patiente ici.
Je ne réponds pas. En face, sur le quai parallèle au nôtre, des tags par dizaines couvrent les murs. Je ne me rappelle plus s’ils existent pour de vrai, dans la réalité. La gare ressemble à s’y méprendre à celle de Rennes, à l’exception de quelques détails comme ces graffitis formant des lettres mystérieuses, ou la coupole de verre surgie du toit. Ou la boutique qui vend des chats.
J’interroge le vieil homme resté silencieux :
— Où deviez-vous vous rendre ?
— Je l’ignore. Je sais juste que je dois partir.
Le bruit d’une respiration lointaine résonne entre les quais désertés. Une respiration pénible, sifflante, que je perçois à peine si je ne tends pas l’oreille.
Cet homme est en train de mourir dans la réalité. Mais il s’accroche à la vie dans son sommeil. Je devine près de lui plusieurs présences, sans doute celles de ses proches ; ils attendent son dernier souffle suspendus entre la plus profonde des détresses et un soulagement inavouable. Depuis combien de temps agonise-t-il ? Je pose ma main sur la sienne, et ressens alors la petite appréhension qu’il éprouve sans vraiment le réaliser. Il a choisi de rêver pour oublier.
Chaque rêve est un message envoyé par l’esprit, c’est à chacun d’en déchiffrer la signification. Moi, je ne fais que passer, comme une intruse ou une figurante. Ils se souviennent de moi de temps en temps, pas toujours en tant que telle : je peux prendre le visage d’un être aimé ou détesté. Je les guide, mais jamais très loin, les aidant seulement à réparer leurs rêves malades. Et parfois, à l’image d’aujourd’hui, je fais office de passeuse d’âmes. Je les accompagne tandis qu’ils rêvent au moment de mourir. Je les apaise, sers de confidente. Ils s’en vont le cœur plus léger, délestés de leurs regrets ou de leurs secrets.
Sur le banc voisin, la corneille attend. Je lui jette un regard, puis reporte mon attention sur le quai d’en face. Ces tags m’énervent. Pourquoi je n’arrive pas à les lire ?
Après quelques minutes de silence serein, un train se présente en gare. Nous l’entendons approcher de loin.
— Votre voyage va commencer, dis-je au vieil homme.
— Vous croyez ?
— Ne vous inquiétez pas. Tout se passera bien.
Sans répondre, il observe la bête d’acier ralentir sur les rails, pour enfin s’arrêter. Une porte s’ouvre toute seule juste face à nous. Le visage du vieillard oscille entre la peur et l’excitation, puis il esquisse un sourire qui me remplit d’une joie sans borne.
— Merci d’avoir attendu avec moi, fait-il en se levant.
Je lui souris à mon tour en réponse. Il se dirige alors vers la porte de la rame d’un pas vif, puis se tourne vers moi et demande :
— Et vous ?
— J’ai encore le temps.
Le vieil homme monte à bord. La porte se referme derrière lui, et la machinerie redémarre dans un sacré vacarme, l’emportant vers ailleurs. Une fois le train hors de mon champ de vision, le silence s’empare de nouveau de la gare, à peine rompu par les gouttes de la pluie qui se remet à tomber. Je récupère ma cigarette dans ma poche. Après l’avoir allumé et pris une bouffée, je me retourne vers la corneille :
— Voilà une bonne chose de faite, non ?
La bestiole me répond par l’un de ces croassements grinçants si désagréables. Pourtant, sa compagnie me rassure ; vivre dans les rêves des autres m’est devenu aussi familier que vivre dans les miens. Et savoir que ces oiseaux de malheur m’y accompagnent estompe les quelques craintes que je ressentais au début, quand je me trouvais dans la tête des autres les premières fois. J’étais adolescente et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.
À l’heure qu’il est, le vieil homme est sûrement mort. Il s’en est allé en paix, je crois. La quiétude de son rêve en est la preuve. Alors pourquoi je me sens aussi nerveuse, aussi fébrile ? Mes mains n’ont pas cessé de trembler. D’ordinaire, ce moment du cycle ne me fait pas autant d’effet… Car les rêves dans lesquels je voyage répondent toujours au même schéma, comme un cercle, un Ouroboros : d’abord des songes calmes et apaisants appartenant à d’autres, dans lesquels je me balade afin de réparer ce qui est brisé. Puis ce sont mes propres rêves qui me hantent ; ceux-là, je les déteste, je les évite tant que je peux, quitte à assommer mon cerveau à coup de somnifères pour l’empêcher de rêver. Les symboliques du train, de l’échelle vers le ciel, le goût de pluie et de rouille… Mes douleurs à guérir, des blessures que je laisse ouvertes parce que je n’ai aucune envie de m’y confronter.
Et ensuite, comme aujourd’hui, ces songes étranges, d’apparence ordinaire mais chargés de mélancolie, d’amertume. Tissés de souffrance cachée, étouffée, bâtis sur des inconscients ravagés. Peuplés de symboles que je me dois de décoder, comme si l’on cherchait à me faire passer un message, à l’image de ces tags sur le quai d’en face… Je ressens des rêves-là physiquement, ils me collent souvent la nausée ou la migraine. Et malgré toutes ces années à me creuser la tête, à tenter d’en comprendre la signification, je ne pige toujours pas.
— Hey, m’interpelle soudain une toute petite voix.
Sortant de mes pensées, j’aperçois près de moi une fillette de sept ou huit ans, une métisse dont les cheveux crépus sont attachés en chignon bouclé. Elle m’observe peut-être depuis un moment, immobile telle une poupée dans sa jolie robe rayée de vert et de noir à la Tim Burton.
— Tu es là depuis longtemps ? je lui demande.
— Cinq bonnes minutes. C’est toi Lili ?
J’acquiesce d’un signe de la tête. La gamine me jauge de ses yeux de ténèbres, me détaillant de haut en bas. Son image fluctue, s’efface un peu, comme si elle ne s’ancrait pas vraiment dans la réalité de ce rêve. Le signe que cette personne se donne une autre apparence, qu’il ne s’agit pas d’une véritable enfant… Après quelques secondes de silence, elle se hisse sur le banc à côté de moi. Ses pieds ne touchent pas le sol.
— Je m’appelle Lyra, se présente-t-elle. Je sais qui tu es.
— Enchantée. Et je n’ai jamais entendu parler de toi.
Lyra lâche un petit rire, un joli son cristallin qui résonne avec bonheur dans la grisaille ambiante.
— Ça ne m’étonne pas, répond-elle. Je suis une Observatrice.
— C’est bien ma veine.
Les Observateurs n’apparaissent que rarement. Mais quand on en croise un, il passe le plus souvent son temps à nous coller aux basques en posant des tas de questions. Sur tout : nos songes, nos rencontres, notre histoire… Si j’espérais en réchapper, c’est loupé.
— Que me veux-tu, petite Lyra ? Taper la discut’ ? Je ne comptais pas m’attarder ici.
— J’étais curieuse de savoir qui tu étais.
— La belle affaire.
Voilà la raison principale qui me pousse à détester mes semblables. Les marcheurs de rêves sont de la pire compagnie possible : irascibles, compliqués, indiscrets. Et rancuniers, par-dessus le marché. Je ne fais pas exception. Nous possédons un don complexe et rare que nous ne comprenons pas toujours. Voyager dans les rêves des autres, arpenter des mondes voisins, apercevoir quelques bribes d’avenir. Des mauvaises nouvelles, à chaque fois, ce qui explique notre mauvais caractère.
Voilà un moment qu’ils cherchent à savoir dans quelle catégorie je me range. Observateurs, Voyageurs, Guérisseurs, Oniromanciens ? S’ils apprenaient que je pouvais accomplir tout ça…
— Phil m’a dit qu’il t’avait croisé avec Dario, insiste Lyra. Ailleurs, dans un autre monde, ce qui fait de toi une Voyageuse. Pourtant, je viens de te voir aider ce pauvre homme, comme une Guérisseuse…
Je soupire, un rien agacée. En écho, la corneille lâche un cri et s’envole pour se percher plus loin. Lyra l’observe un moment avec surprise. Elle n’avait pas remarqué l’oiseau jusqu’ici. Puis son expression se radoucit, et elle sourit, même.
— Tu sais tout faire, n’est-ce pas ? demande-t-elle. Tu possèdes tous les dons.
— Ce n’est donc pas une légende, les Observateurs sont de sacrés fouteurs de merde…
— Ne joue pas à ça avec moi, s’il te plaît. Nous n’avons pas le temps.
En silence, je me lève et balance le mégot de ma cigarette sur les rails.
— Tu ne peux pas t’en aller comme ça, Lili, insiste Lyra. Nous n’avons pas le temps, je te le répète.
Sa voix résonne dans le vide entre les quais. Je ne réponds pas, poursuis ma route sans me retourner. Je dois me réveiller, quitter ce rêve qui prend de plus en plus l’apparence d’un cauchemar.
Je le sais, que nous n’avons pas le temps.
***
Je trouve Phil dans son propre rêve, comme nous en avons l’habitude. Il s’est construit une sorte de palais mental bien à son image, froid et austère, une petite pièce au sommet d’une tour ancienne bâtie à l’aide de pierres grises. Comme souvent, il lit dans son gigantesque fauteuil Chesterfield à la faible lueur qui passe par la lucarne. J’ignore à quoi il ressemble pour de vrai, j’ignore si l’image qu’il me renvoie ici est conforme à ce qu’il est dans la réalité : pas très grand, il porte des petites lunettes rondes et de longs cheveux sombres tirés en arrière. Il me fait penser, de fait, à un bibliothécaire.
Phil est le tout premier marcheur de rêves que j’ai rencontré, il y a tant d’années que j’ai arrêté de les compter. Je me croyais la seule jusqu’ici, la seule capable d’arpenter les rêves des autres. Phil bataillait avec ses cauchemars à l’époque, des songes qui lui montraient toujours les mêmes images. Des probabilités. Des milliers de variations différentes d’événements qui doivent se produire à coup sûr. Phil est un Oniromancien très doué, mais il ne peut pas décrypter ses prédictions sans ses précieuses mathématiques ; il doit analyser statistiques et probabilités pour tirer le meilleur de son pouvoir. Plus tard, j’ai découvert qu’il m’avait menti : il lui est possible, par moment, d’arpenter d’autres univers. Ce qui est une capacité bien plus rare.
Je sais le faire, moi aussi, mais ne voyage que peu souvent, plus par paresse qu’autre chose. Revenir de mondes voisins est épuisant, sans compter que je préfère la solidité du nôtre. Ailleurs, je me sens comme une étrangère, et je déteste cette sensation.
— Tu peux me dire ce que tu es allé raconter à cette Lyra ? j’assène une fois montée en haut des marches.
Il lève à peine les yeux de son bouquin lorsque je me plante face à lui.
— J’en conclus que tu as fini par la croiser, lâche-t-il en guise de réponse. Je me demandais quand ça se produirait.
— Pourquoi ? Je n’avais pas forcément besoin d’une Observatrice sur le dos. Je te le dois, j’imagine ?
— Pas du tout.
Je ne remarque que maintenant le pli soucieux barrant son front. Allons bon, voilà que Phil s’inquiète… Il referme son livre d’un coup sec et le pose sur la petite table près du fauteuil, puis ajoute :
— Lyra n’a eu besoin de personne pour te retrouver.
— Qui est-ce ?
— Une ancienne légende qui s’avère exacte.
Quand il se lève, je remarque à quel point Phil me paraît anxieux. Angoissé, même, ce qui ne lui ressemble pas. Il se dirige vers la minuscule bibliothèque du fond, de laquelle il pioche un antique ouvrage à la couverture de cuir. Il peut sortir tout ce qu’il veut de son palais mental, pour peu qu’il puisse le matérialiser. Voilà d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais eu l’intention d’en bâtir un moi-même ; mes secrets n’y seront pas à l’abri. Si quelqu’un force un jour l’esprit de Phil, il sera en mesure de cambrioler tout ce qui s’y trouve.
— C’est le livre de la Guilde des Voyageurs ? je demande à propos du manuscrit.
— Une copie. De tout ce dont j’ai été capable de me souvenir, c’est-à-dire peu de choses. Je ne désespère pas de retrouver d’autres Voyageurs afin de poursuivre le travail.
Je ne commente pas. Après tout, c’est son affaire… Phil prétend se rappeler une ancienne vie, lorsqu’il était l’un des fondateurs de cette fameuse Guilde rassemblant des marcheurs de rêves en quête de découvertes. Des découvertes d’autres mondes, ainsi que des légendes de toutes sortes. C’était ça, leur mission : récolter toutes les histoires et les croyances possibles, de sorte à les regrouper dans ce livre.
— Le nom de Lyra m’a toujours évoqué quelque chose, explique-t-il en parcourant l’ouvrage. On en entend parler depuis des années, étonnant que ça ne te dise rien.
— Tu sais très bien que j’évite de faire des efforts sociaux. Dans la vraie vie ou dans les rêves.
— Pas besoin de me le rappeler. Ah, voilà.
Il me montre une esquisse exécutée sur une page couverte d’inscriptions diverses : je reconnais sans peine le joli visage de la gamine qui a hanté mon rêve.
— Lyra n’est pas qu’une simple Observatrice, précise Phil. En réalité, elle serait la plus ancienne. Elle traîne dans le coin depuis cinq ou six cents ans, je crois.
— Avec une longévité pareille, elle n’est peut-être pas humaine…
— Dans les légendes, il est dit qu’elle cherche à rencontrer tous les marcheurs de rêves en activité, dans le but de les recenser.
— Un peu comme ta Guilde des Voyageurs, non ?
Phil m’observe un moment, hésitant sur la réponse à donner. Je crains soudain de m’être montrée trop sèche avec lui, ou trop sceptique quant à ses délires de vies antérieures. Après tout, rien n’est impossible, chaque jour m’en fournit la preuve.
— Mes Voyageurs n’étaient justement que des Voyageurs, dit-il enfin. Elle, elle possède tous les dons oniriques. Et son but semble très différent. Tu sais… Je crois bien qu’elle n’existait pas à l’époque de la Guilde, car ils l’auraient évoquée dans leur livre. Si toutefois « époque » est un mot adéquat, puisque nous ne pouvons pas les situer dans le temps… Elle est apparue quand ils ont disparu de la circulation.
— La Guilde se serait évanouie dans les airs il y a quelque cinq cents ou six cents ans, alors.
— Possible.
Je me demande depuis combien de temps Phil rumine cette idée. Je dois être la première à entendre sa théorie, et la formuler de vive voix semble la lui rendre plus concrète. Je fais remarquer :
— Elle n’était pas venue me rendre visite pour faire le recensement, en tout cas.
— Je te l’ai dit : elle est capable de tout faire. Observatrice, Voyageuse, Guérisseuse, Oniromancienne. Comme toi. Tu tiltes, ou tu as besoin d’un dessin ?
Je garde le silence, un peu surprise. Phil est le seul à savoir, il est le seul au courant de mes dons multiples, de ce qui fait de moi la marcheuse de rêves la plus traquée et la plus vulnérable. Quarante-trois pour cent de chance qu’on me retrouve un jour et qu’on me fasse du mal, c’est ce qu’il a prédit pour moi.
— Lyra cherche quelqu’un comme elle, alors, je réponds.
— L’année où tous les Oniromanciens prophétisent la fin du monde les uns après les autres, oui, je pense que c’est ça qu’elle veut. Même si la raison m’échappe.
Nous n’avons pas le temps. Lyra l’a dit texto.
Sur ces entrefaites, Dario apparaît au sommet de la tour, dans l’encadrement de la porte. Il est si grand qu’il doit baisser la tête afin d’entrer. Ses cheveux clairs, qu’il porte longs et libres, reflètent la lumière de façon très particulière : ils en deviennent transparents, translucides. Ce Voyageur vient d’un monde lointain, très ancien. Et comme souvent, ces mondes âgés se sont transcendés. Ils atteignent une autre forme de pensée, presque un autre plan d’existence. Mélange de spiritualité et de technologie, de sagesse, d’harmonie parfaite.
Cette altérité m’agace autant qu’elle me fascine. Je n’ai jamais vraiment compris Dario, pas plus que je ne comprends Phil à dire vrai. Ces deux-là me sont bien trop complexes. Des marcheurs de rêves dans la plus pure tradition… ce qui est assez fort de café puisque je sais que j’inspire les mêmes sentiments aux autres.
Je m’adresse au nouveau venu :
— Bonjour, Dario.
— Content de te voir, Olivia. Salut, Phil.
Pour couronner le tout, Dario est désespérément premier degré. Il est le seul à m’appeler par mon vrai prénom, et ne comprend pas que divulguer ma véritable identité pourrait me porter préjudice. Mais j’ai renoncé depuis longtemps à le lui faire rentrer dans sa tête déjà bien pleine.
— Votre conversation me paraissait agitée, d’en bas, s’enquit-il. Un souci ?
— Nous parlions des Oniromanciens et de leur hystérie collective.
— Ah. Ça.
— Que sais-tu ?
— Ce que l’on me rapporte. Je ne suis pas Oniromancien.
Dario retire l’étrange long manteau qu’il porte par-dessus sa toge grège, puis s’installe dans un fauteuil apparu du néant, jumeau de celui du propriétaire des lieux. Son attitude nonchalante m’agace un peu. Je m’en détourne, et demande à Phil :
— Et toi ? Qu’as-tu vu ?
— Quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
J’avais réussi à faire taire mon angoisse. À l’étouffer. Mais entendre Phil énoncer cette probabilité sur un ton aussi froid… Quasiment cent pour cent de chance de vivre la fin du monde dans un futur bien trop proche. Pas étonnant que la trame des rêves me semble électrique. À vif. Pas étonnant que mes rêves s’affolent…
— Et toi ? m’interroge Phil en retour. Tu l’as vu, non ?
— Non. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’en ai reçu aucune vision. Mon oniromancie me fait défaut à l’aube de l’Apocalypse, tu parles d’une ironie.
Dario lâche une interjection, à mi-chemin entre la surprise et la moquerie. Je le connais assez, cependant, pour savoir qu’une telle réaction en dit long sur ce qu’il en pense : comme Phil, Dario est rongé par l’inquiétude. Il ne se permettra jamais de le montrer, c’est tout. Je poursuis :
— Je le ressens, en revanche. Me balader dans les rêves des autres m’est de plus en plus pénible. À chaque rêve, chaque cauchemar, je me sens entraînée. J’ai l’impression que je vais m’y noyer.
— Et si tu rendais visite à Kakyō ? suggère Dario. Il sera à même de t’éclairer.
— Kakyō n’acceptera pas de me recevoir.
— Ce n’est pas faux.
— Tu es chanceuse, quelque part, intervient Phil. Tu n’as pas à contempler toi-même ce qui va arriver, ni les conséquences. Moi, je ne vois rien de ce qui se produit, à part le résultat… Des morts par millions. Je préférerais l’ignorer, quitte à mourir sans savoir.
Un silence lourd s’empare soudain de la tour. Un silence pesant, un rien solennel, durant lequel nous ruminons notre peur. Elle ruisselle des pierres, atténue la lumière. Cet endroit transpire la trouille de Phil. Une parfaite représentation mentale de ce que mon ami ressent, et a vécu. Une réminiscence d’un lieu qui a déjà existé. Ailleurs, avant, quand Phil faisait partie de cette Guilde. Il pourra s’y réfugier lorsque le monde explosera — à moins que ce dernier n’implose. Phil s’y cachera, oubliera la réalité, oubliera qu’il va mourir comme tous les autres. Dario, lui, rejoindra son univers, loin de nous et de notre ruine. Et moi, je ne trouverai aucun abri. Je n’aurai pas assez de temps pour bâtir ma propre tour et m’y sentir chez moi au point de me retrancher du monde afin de l’oublier.
***
Phil a fait naître en moi un doute terrible. Pourquoi ne serais-je pas en mesure de voir par moi-même ce qui va se produire ? Pourquoi mes dons d’Oniromancienne me feraient-ils défaut maintenant ?
La période la plus difficile du cycle est passée, et ce dernier a repris comme avant ; mes rêves se sont apaisés. Pour la première fois depuis des années, je décide de faire l’impasse sur les somnifères, ce que je faisais autrefois après des semaines de cauchemars. Je veux avoir l’esprit clair autant que possible. Je trouve un peu de réconfort à guérir les rêves malades des inconnus que je rencontre, mais la réalité m’oppresse. Ils le sentent, eux aussi. Ils sentent qu’un événement terrible se prépare.
Par désespoir, je tente d’entrer dans la forteresse chimérique de Kakyō, ainsi que Dario me l’a suggéré. L’Oniromancien le plus puissant du monde vit au Japon et ne laisse personne approcher, surtout pas les marcheurs de rêves occidentaux qu’il déteste. Tant pis. Je dois lui arracher ce qu’il sait.
J’erre des semaines entières à la lisière de ses propres rêves. J’arpente ses songes déserts faits de lointaines montagnes, de paysages paisibles parcourus de brume, de maisons traditionnelles japonaises. Je me cogne aux parois de cette bulle de sérénité que l’on prétend inviolable. Ma présence dans son inconscient finira bien par l’agacer : je sais que je représente tout ce dont il a en horreur, la fureur, le bruit, l’agitation. J’y passe des jours entiers, oubliant de sortir de chez moi, oubliant de manger ou de m’habiller. Je force mon sommeil, oblige mon esprit à dormir. Rien de plus facile : j’ai l’habitude de foutre en l’air mon métabolisme. D’abord à coups de médicaments, puis par simple volonté. Seul mon pouvoir me permet d’y survivre, sans quoi je serais morte à l’heure qu’il est.
J’ai beaucoup de mal à croire à ma victoire quand Kakyō daigne enfin m’apparaître. Je l’aperçois planté au beau milieu d’un magnifique jardin bordé d’érables, environné de brouillard. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de le croiser ; sa beauté froide et légendaire, soulignée par le noir de ses cheveux courts et de son kimono, ressemble à une insulte au monde réel, tout autant que son attitude hautaine. Il ne perd pas de temps avec nos semblables, c’est tout juste s’il accepte notre présence. Kakyō aime se savoir le plus fort de nous tous… Ou du moins l’un d’entre eux. Il ne peut pas se mesurer à moi.
— D’ordinaire, je ne me déplace pas pour les gens tels que toi, me dit-il.
Kakyō s’adresse à moi dans un français parfait qu’il ne maîtrise pas dans le vrai monde. En réalité, il n’a jamais voulu apprendre la moindre langue étrangère. Je réponds :
— Tu es venu, pourtant.
— En effet.
Je m’avance vers lui à travers les hautes herbes, et m’arrête à quelques mètres : ses yeux noirs me dissuadent d’approcher plus avant.
— Que cherches-tu, Lili ? Pourquoi entrer dans mon propre rêve sans y avoir été invitée ?
— Dis-moi ce que tu as prédit.
À ma grande surprise, il éclate d’un rire un rien moqueur.
— Vraiment ? lâche-t-il. Tout ça pour ça ? Pour cette prophétie que nous avons tous reçue ?
— Non, pas tous. Pas moi.
Son sourire s’efface. Kakyō est le seul, avec Phil, à connaître l’étendue de mes propres dons. Je n’ai jamais pu le lui cacher, de toute manière ; il l’aurait appris d’une façon ou d’une autre.
— Pourquoi ? s’enquiert-il.
— Je l’ignore. S’il te plaît, raconte-moi.
— Je vais faire mieux : je vais te le montrer.
Il me tend la main, toute méfiance ou agressivité envolées. Je m’avance de quelques pas, tends la main à mon tour, entrelace mes doigts aux siens. Et je vois.
Le soleil qui s’embrase, explose, se meurt. La lumière qui s’écrase sur la Terre.
La vision ne dure qu’un dixième de seconde, mais j’ai le temps de percevoir la terreur que Kakyō a éprouvée quand il a fait ce rêve pour la première fois. Une terreur étouffée mais bien présente. Je lâche sa main, tente de me reprendre. Mon cœur bat si fort dans ma poitrine que j’ai l’impression, soudain, qu’il va dérailler.
— Nous l’avons tous prédit, poursuit mon interlocuteur. De manière plus ou moins consciente, plus ou moins nette, plus ou moins certaine. Peu d’entre nous ont compris ce qu’ils voyaient, puis les bruits ont couru. Les rumeurs n’ont pas cessé. Les marcheurs de rêves ont attendu que je confirme, comme toujours. Je ne voulais pas leur affirmer que je le voyais aussi… Mais je n’ai pas eu le choix ; je ne pouvais mentir.
— De quoi s’agissait-il ? Je ne comprends même pas ce que j’ai vu !
— Le soleil s’écroule sur la Terre. Il nous écrase tous.
De lourds nuages encombrent subitement le ciel, en réponse à la détresse de Kakyō. Le paysage plonge dans la nuit et me rappelle les yeux ténébreux de ma petite visiteuse.
— Et Lyra ? je demande. Est-elle venue te rendre visite ?
— Oui, comme nous tous. Elle serait liée à cette vision…
Ce n’est pas une question. Je concède :
— Je ne peux pas croire à la coïncidence. Phil prétend qu’elle cherchait quelqu’un. Un marcheur de rêves possédant tous les dons, comme elle.
— Un héritier ?
— Je ne l’avais pas pensé en ces termes, mais… Oui.
À présent, le visage de Kakyō ne montre qu’une étrange douleur, ou peut-être un regret. Il me regarde comme si j’allais disparaître pour toujours.
— Je suis navré de m’être comporté ainsi, déplore-t-il. Nous aurions dû nous rencontrer plus tôt, je me suis trompé sur ton compte.
— Tu t’es trompé sur le compte de tous les marcheurs de rêves. Ne t’en fais pas, nous sommes tous les mêmes.
Il sourit de nouveau, presque avec cynisme. Puis il lève la main dans un signe d’adieu, et disparaît du paysage.
***
J’hésite un moment, crevant d’envie de reprendre mes somnifères et dormir sans rêver. Assommer mon don pour ne plus voyager, me cloîtrer chez moi et en moi-même afin de ne pas voir la fin du monde arriver. Mais je sais que Phil compte sur moi. Si je n’ai jamais porté aucun autre marcheur de rêves dans mon cœur, Phil représente ce qui se rapproche le plus d’un ami, et je ne peux pas le laisser s’empêtrer dans ses cauchemars. Il a été le premier Oniromancien que je croisais, et aussi le premier à qui je suis venue en aide, le poussant à reprendre le contrôle des songes qui le submergeaient. Des souvenirs, la plupart du temps. Des souvenirs, la mémoire morcelée de cette fameuse autre vie de Voyageur.
Je dois me forcer à rêver, donc. Jusqu’au bout.
Quand je le rejoins, j’ai la surprise d’atterrir dans mon propre studio. Mon minuscule appartement en désordre, aux volets toujours clos. Sur les murs sont épinglés des dizaines d’attrape-rêves. Phil les observe déjà alors que j’entre dans le studio chimérique et referme la porte.
— Je ne savais pas que tu avais commencé à construire ton palais mental, dit-il en se détournant du mur.
— À dire vrai, je ne le savais pas non plus.
L’appartement s’avère plus sombre et plus petit que dans la réalité. C’est ça, ma vie ? Mon inconscient, ma propre essence ? Une cage dans laquelle je me suis moi-même enfermée, jetant la clef derrière moi ?
Je rajoute :
— Je n’aurais pas le temps de le terminer, de toute façon. Il ne résistera pas bien longtemps.
— Tu pourrais venir dans la tour.
— Tu sais bien que ça ne fonctionne pas comme ça. Je la fragiliserais, ta tour.
Je détaille la version rêvée de mon chez-moi. Ce tableau, là, suspendu au-dessus du lit, L’Ophelia de Millais… D’où vient-il ? J’aperçois sur la table de chevet une fiole de verre remplie d’une mystérieuse poudre noire. Je m’en empare, la scrute à la lumière de la lampe. De la cendre… Ma toute petite bibliothèque s’est transformée en gigantesque mur de livres occupant le fond du studio, rempli du même ouvrage dans des tas d’éditions ou de traductions différentes : Le corbeau d’Edgar Poe. Je ne peux m’empêcher de sourire en songeant aux bestioles qui me hantent.
— Cet endroit t’appartiendra pleinement quand tu en auras décrypté tous les symboles, dit Phil alors qu’il observe mon manège.
— Pas le temps, Phil. Écoute, j’ai rendu visite à Kakyō.
— Il a donc accepté de te recevoir. Ça va vraiment barder, si je comprends bien.
— Ouais.
Une nouvelle fois, son anxiété si peu coutumière me surprend et, il faut bien le dire, me tape sur le système. Je demande :
— C’est quoi ton problème ?
— C’est Dario. Il n’apparaît plus depuis un moment. Depuis ta dernière visite dans la tour.
— Et alors ? Ça lui est déjà arrivé de ne pas donner de signe de vie sur de longues périodes…
— Il a exigé que je me manifeste de temps à autre. Toutes les semaines, si possible. Mais puisqu’il ne s’est pas présenté à notre rendez-vous, je suis allé moi-même voir ce qu’il en était.
— Tu as voyagé ?
Phil acquiesce d’un air grave. Voyager n’est pas sa spécialité. Il déteste ça plus que moi, si c’est possible, d’autant que son ancien lui en était capable sans le moindre problème.
— J’ai voyagé, oui, reprend-il. Mais je n’ai jamais atteint son monde. Ça sonnait dans le vide, comme un numéro de téléphone qui n’est plus attribué. Nous ne sommes pas les seuls à nous faire avaler par le néant.
L’angoisse, encore. Sourde et vibrante. Elle envahit tout tel un brouillard noir, fait trembler le sol. L’image de mon petit appartement se délite et perd de sa substance. Tout autour de nous vacille comme sous l’effet d’un séisme ; mon rêve fragilisé par ma peur se fêle tel du verre brisé.
— Putain, Lili, reprends-toi…
La voix jusqu’ici lointaine de Phil me rattrape, claque comme un coup de vent. Je reviens au présent en même temps que le rêve regagne sa solidité. Le lustre suspendu au plafond oscille encore un peu sous le choc.
— Fais gaffe, merde.
— Désolée.
Son ton exaspéré me fait redescendre. Je retrouve un semblant de contenance, puis je lâche :
— Comment tu fais pour rester aussi calme ?
— Je n’ai pas le choix. Les probabilités ne mentent pas, j’ai dû me faire une raison. Ça finira par arriver, c’est tout. J’ai beau le refuser, ça se produira. Tu devrais faire pareil.
— Tout le monde n’est pas comme toi.
— Tout le monde ne fuit pas ses propres cauchemars comme tu le fais.
Voilà qu’il revient à la charge. Le seul sujet tabou entre nous deux, le seul nom qu’il ne faut pas évoquer…
— Tu devrais t’occuper de retrouver Maëlle tant que tu en as encore le temps, assène-t-il. Il sera trop tard, après.
— Arrête, Phil.
— Je suis sérieux. Tu n’as aucune idée de l’endroit où elle se trouve, tu ne sais même pas si elle est morte ou vivante. Tu entretiens ta déprime en t’assommant avec des médicaments juste pour ne pas voir à quel point tes rêves sont malades. Tu fais la leçon de morale aux marcheurs de rêves qui attisent leurs propres regrets et toi, tu ne prends même pas la peine d’essayer. Bouge-toi un peu, merde.
En cet instant, j’aimerais beaucoup avoir Phil en face de moi afin de lui écraser mon poing dans la figure. Mais nous avons conclu un pacte il y a longtemps : celui de ne pas chercher à nous voir dans le vrai monde, de ne jamais nous rencontrer en chair et en os. Tandis qu’il me fixe comme si j’étais la dernière des demeurés, je regrette d’avoir à tenir cette promesse.
Je ne veux pas évoquer Maëlle. Mais il est trop tard : son image floue et imprécise envahit ma mémoire comme la fumée d’un incendie. Ses yeux dorés pourraient me brûler. Autrefois, mon amie hantait mes rêves au point que je la croyais là, près de moi. Il m’arrivait d’entrer dans les siens, aussi, de lui parler à travers ses songes, à visage couvert. J’en perdais le sens des réalités. Et le réveil me brisait le cœur, toujours… Alors je lui ai barré la route. J’ai verrouillé la porte. Depuis, j’ignore où elle se trouve, et si elle vit encore, comme l’a dit Phil. À force de la repousser loin de moi, ses rêves me sont à présent inaccessibles.
— Maëlle appartient au passé, je lâche. J’ai rangé ça dans un coin de mon cerveau pour pouvoir me consacrer aux autres. Alors fous-moi la paix.
— Tu te mens à toi-même. Tu sais très bien que tu ne peux pas continuer comme ça. Tu l’as dit, tes rêves finiront par t’emporter. Et ce n’est pas à cause de la fin du monde, crois-moi. Tes messages codés, là, ces symboles que tu ne piges pas… Ne cherche pas plus loin. Ça n’a rien d’un appel mystique envoyé par je ne sais qui. Ton inconscient te met en garde, c’est tout. Tu tires trop sur la corde, et cette dernière va lâcher. Je n’ai aucune envie de voir ce jour arriver.
Phil sort de la bibliothèque plusieurs exemplaires du même livre. Sur la couverture, un corbeau ouvre grand les ailes.
— Et tes corneilles n’en sont qu’une preuve de plus, insiste-t-il. Fais attention à toi, c’est tout.
Vaincue, je hausse les épaules, puis baisse les yeux sur mes chaussures. Phil a raison.
***
Je me tiens éloignée de mes rêves durant quelques jours. Au boulot, mes collègues ne s’inquiètent pas vraiment, ils ont l’habitude de voir ma tronche de déterrée insomniaque.
Le vrai monde me paraît aussi agité que mes rêves. Le sentiment d’imminence d’une catastrophe a contaminé les esprits éveillés, ainsi que ceux qui ne possèdent aucun pouvoir. Comme si la trame de la réalité s’altérait à son tour. Ce processus s’est-il produit chez Dario ? Son univers s’est-il affolé avant de s’effacer ?…
Phil ponctue ces périodes sans sommeil et sans rêves en m’envoyant quelques SMS afin de garder le contact. Il s’agit de la seule preuve dont je dispose quant à son existence dans le même monde que le mien : un nom ou un pseudonyme, et un numéro de téléphone. Je l’ai cherché sur Facebook, une fois. Les résultats m’ont menée à un profil dont l’avatar montrait cet étrange symbole déjà aperçu dans la tour. Le cadran d’un appareil, une montre ou un compas. Ce symbole ornait la couverture d’un des nombreux manuscrits entreposés dans son palais mental. Malgré tout, je n’ai pas osé le contacter via internet. La faute à cette satanée promesse conclue un peu trop vite.
Je tiens une semaine loin de mes rêves, jusqu’au soir où je reçois ce message, aussi laconique que pressant.
Rejoins-moi.
Cinq minutes plus tard, je dors déjà.
Quand j’atterris dans la tour, Phil n’est pas encore arrivé. J’y trouve Lyra, en revanche, minuscule poupée perdue dans le cuir du Chesterfield. Elle me sourit lorsqu’elle m’aperçoit, ce qui me met de mauvaise humeur. Je lâche :
— On ne t’a jamais appris que c’était impoli d’entrer dans les rêves des autres sans leur autorisation ?
— Qu’est-ce qui te dit que Phil ne m’a pas invitée ?
— OK, tu marques un point.
Je soupire, puis m’assois sur l’accoudoir du fauteuil, surplombant Lyra. Quelques mèches blanches et vertes parcourent la masse de ses cheveux crépus. Quelle coquetterie.
Elle prend la parole en premier, sans me regarder :
— Je t’ai menti.
— Je sais. Tu n’es pas une Observatrice, j’avais bien compris.
Elle lève alors la tête vers moi, et dans ses yeux brille une détermination bien peu assortie à son joli visage au teint bronzé. Je crois que je paierai très cher afin de voir à quoi elle peut bien ressembler dans la réalité.
— J’ai besoin de toi, poursuit-elle. Je sais que tu possèdes tous les dons des marcheurs de rêves, tu es d’ailleurs la seule que j’ai pu localiser.
— Pourquoi ?
Des bruits de pas dans l’escalier la font sursauter ; Phil s’apprête à gravir la centaine de marches menant au sommet.
— Il ne doit pas me voir ici, chuchote Lyra. Écoute-moi bien : grâce à tes dons, tu seras capable d’entendre. Tu entendras les autres marcheurs de rêves, ceux qui survivront à ce qui doit arriver. Tu dois survivre, toi aussi.
— Ah, parce que tu crois que c’est possible ? Première nouvelle.
Les bruits de pas se rapprochent. Lyra se lève d’un bond du canapé, puis continue à voix basse :
— Phil te ment. Il s’accroche au un pour cent de probabilité d’en réchapper malgré ce qu’il prétend. Il y a bien entendu peu de chance pour que cet un pour cent ait bien lieu, mais rien n’est impossible. Écoute les autres marcheurs de rêves. Et sois en vie quand tout sera terminé.
Elle disparaît sur ces mots, à l’instant même où Phil passe la porte. Son expression préoccupée se teinte de surprise.
— C’était quoi ? demande-t-il.
— C’était Lyra. Elle avait piscine.
Phil sourit brièvement, puis retrouve son sérieux dans la seconde.
— D’autres Voyageurs de ma connaissance ne se sont pas pointés à divers rendez-vous, m’informe-t-il. Alors j’ai cherché. J’ai passé des heures à me balader de-ci de-là pour tenter de comprendre.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Ouais. Je crois bien que nous sommes les derniers. Le dernier monde.
Interloquée, j’ouvre la bouche mais aucun mot n’en sort.
— Je sais ce que tu vas me demander, poursuit Phil. À quand notre tour ? Quand allons-nous subir le même sort qu’eux ? Je ne peux pas te répondre. Par contre, je vais te dire un truc : ces mondes-là n’existent plus depuis des centaines d’années, depuis que la Guilde a disparu des radars. Les marcheurs de rêves de notre monde sont les seuls en circulation.
— Mais… Et Dario ? Et tous les autres ?
— Un bond dans le temps ? Une réminiscence, un écho ? Je n’en sais foutre rien. Ce dont je suis certain, c’est que tout ça, tous ces mondes que nous avons visités, ces Voyageurs que nous avons rencontrés, ils n’existent pas.
Phil ne me laisse pas le temps de réagir. Il jette un œil à sa montre, puis se précipite à la fenêtre afin d’en fermer le volet, nous plongeant dans le noir.
— Tu devrais partir, me presse-t-il. Je vais verrouiller les accès, et je ne les ouvrirai sous aucun prétexte. Je préférerais que tu restes, bien entendu, mais si tu ne comptes pas t’attarder, tu dois t’en aller tout de suite.
— Tu crois que c’est imminent ?
— Si ça ne se produit pas demain, ce sera pour après-demain. Tout n’est plus qu’une question de jours, à présent. Ou d’heures.
Une certaine panique émane de ses mots. J’imagine déjà Kakyō retranché dans sa bulle de brouillard, Phil perché en haut de sa tour. Le corps à l’abri, l’esprit verrouillé, dans l’attente que la catastrophe passe, quelle qu’elle soit.
Pourquoi n’ai-je pas compris plus tôt l’importance de ces prédictions ? Que vais-je faire, à présent ?
L’injonction de Lyra me revient en mémoire. Rester en vie.
Je mettrais Phil en danger si je reste avec lui, alors je décline :
— Merci pour l’invitation, mais… je dois partir. Je fragiliserais ton palais mental, et puis… Je ne sais pas. Je ne dois pas me trouver là.
Phil me serre dans ses bras en guise d’adieu, m’embrasse doucement sur le front. Il ne croit pas lui-même que nous allons nous en tirer. Et à dire vrai, je crains qu’il n’ait raison, peu importe ce que prétend Lyra.
Le sol se met soudain à vibrer. Une voix se fait entendre, une voix masculine et très grave, comme un esprit s’extirpant des entrailles de la Terre. Elle retentit dans la tour en un écho sans fin, se répercute entre ses parois de pierre.
Prends garde. C’est maintenant.
Je dois m’en aller. Je dois me réveiller. Le sol vibre de plus belle.
Je me tourne vers Phil alors que je bouscule mon esprit, le poussant à se frayer un chemin vers le réveil. Mon ami crie à travers le vacarme :
— Rejoins-moi dans la ville quand tout sera terminé !
Puis j’atterris chez moi. Pantelante, le cœur battant la chamade, je mets deux secondes à retrouver mes esprits, cherchant à reconnaître les contours de mon studio. Je quitte mon lit d’un bond et, au même instant, un séisme terrible frappe tout ce qui m’entoure. Une onde de choc implacable secoue le bâtiment dans son entier, le fracasse, le déchire en deux.
La lumière. Aveuglante.
La vague de puissance descendue du ciel arrache le volet de la fenêtre la plus proche. J’ai à peine le temps de jeter un œil par la vitre, mais le spectacle qui s’offre à moi s’imprime dans ma tête avec force. L’horreur absolue.
La vision de Kakyō. Le soleil qui explose, le ciel qui s’effondre sur nous.
Je me réfugie sans plus attendre dans la salle de bain, ferme la porte derrière moi dans un geste dérisoire et inutile, et me recroqueville dans la baignoire. Le vent s’engouffre dans la chambre après avoir emporté le toit.
Je perds ensuite la notion du temps. Les secondes deviennent des heures, des jours entiers. Désespérée, terrorisée, je plaque mes mains sur mes oreilles afin de faire taire le rugissement de la tempête, m’accrochant à une seule idée.
Un pour cent.
Un pour cent de chance. Un pour cent de chance de s’en sortir. Phil l’a vu. Phil a vu toutes les probabilités, tous les scénarios possibles. Et Lyra le croit.
***
Les minutes s’égrainent avec une telle lenteur que j’ai l’impression de rester des heures immobile dans ma baignoire. Puis la tempête s’apaise aussi vite qu’elle est apparue. L’éclat effroyable du soleil s’atténue et s’éteint.
Une fois le calme revenu, j’attends encore. J’attends dans la crainte que le monde n’explose une nouvelle fois, me balançant d’avant en arrière. Mes mains ont agrippé le bord de la baignoire avec tant de force que mes ongles se sont cassés. La salle de bain est jonchée de débris, de morceaux de porte, de mes effets personnels. Quelqu’un crie plus loin, un cri de terreur pure. Un autre appelle à l’aide.
Après ce qui me paraît une éternité, je sors de la baignoire avec précaution. Je tente d’avancer sans me couper sur les bris de verre et de carrelage, ce qui se révèle impossible. Puis j’entre dans ce qui reste de ma chambre, tremblant comme une feuille.
Le toit s’est envolé, tout le flanc du bâtiment est exposé à l’air libre. Une maison de poupée géante. À l’extérieur, dans le parc autrefois paisible qui entourait la petite résidence, il ne reste plus rien ; l’herbe et les arbres ont grillé.
Puis j’avise la poutre qui s’est écrasée en plein milieu de la chambre.
Une poutre énorme, tombée de la charpente. Elle a réduit mon lit en bouillie, a fendu le parquet en dessous. Si je ne m’étais pas réveillée, je me serais retrouvée écrabouillée dans cet amas de bois.
Je réprime avec peine la frousse qui menace de me faire chavirer. Par chance, la douleur des coupures sous mes pieds me permet de garder la tête froide. J’espère que Phil va bien, qu’il est à l’abri quelque part. J’espère le revoir vivant. J’éprouve soudain une profonde gratitude envers mes propres pouvoirs. Envers mes semblables, ces marcheurs de rêves qui ont tant parlé, tant partagé leurs prédictions. Envers Phil, et même envers Lyra, en dépit de ma méfiance.
La petite voix de cette dernière résonne dans ma tête.
Tu entendras les autres marcheurs de rêves, ceux qui survivront à ce qui doit arriver. Tu dois survivre, toi aussi.
J’en ai entendu un, juste avant de quitter Phil. J’ignore de qui il s’agit, et j’ai conscience qu’il ne s’adressait pas à moi, mais le résultat est le même. Je me suis réveillée à temps.