La Maison des Épines
1er chapitre
Dans le froid mordant de l’hiver en approche, Sonho devient une ombre. Il se dissout dans le reflet des regards rivés sur lui, mime vêtu de blanc qui supporte tout sans se plaindre, et qui depuis bien longtemps ne ressent plus rien. Plus de douleur à rester debout pendant des heures, à faire le pitre devant des inconnus. Plus de froid, plus de chaleur. Plus de lui.
Un vent glacial serpente sur la place, alors que la foule s’égaille à mesure que la nuit tombe. Ils quittent le chapiteau et se dispersent à travers les rues du village, heureux et comblés. La représentation du jour est un succès : il fallait bien cela, à l’occasion de la dernière de la tournée du cirque Beaumont, en ce mois de novembre 1900. Dès demain, la troupe quittera les Cornouailles et repartira à Londres.
Sonho observe tout ce petit monde à l’écart, encore vêtu de son costume : pantalon et queue-de-pie, gants de soie, chapeau haut de forme, tout est blanc, même ses cheveux d’ordinaire noirs dont il atténue les ténèbres à l’aide de craie. Les artistes du cirque ont opté pour une apparence immaculée, des toilettes aux décors, de la toile du chapiteau au sol habillé de poudre ivoire. Le matin, la scénographie est parfaite, virginale, jusqu’à ce que le soir voie cette perfection se briser, les couleurs du dessous regagner la surface sous l’impulsion d’un inéluctable destin. Il faut recommencer, alors, chaque nuit. Balayer la poussière, effacer les traces laissées par les visiteurs, enfiler de nouveaux vêtements et saupoudrer le monde de neige diaphane, imitation du froid et de la féerie dont ils ont tous rêvé un jour.
Les spectateurs qui ne connaissent pas le cirque Beaumont le découvrent toujours avec des étoiles plein les yeux, et les autres ne se lassent pas d’arpenter les allées bondées entourant le chapiteau, à la recherche des artistes lorsque ces derniers se promènent, souriant et au repos, ravis d’échanger un mot avec leurs admirateurs. Un rituel auquel Sonho se pliait jusqu’ici, mais ce soir, alors qu’il regarde les retardataires quitter le cirque et s’éloigner dans la nuit, le vide qui l’oppresse se fait plus pesant. Il manque quelque chose au milieu de la place, quelque chose qui était sa vie autrefois et dont il ne reste aujourd’hui que des souvenirs érodés, ainsi qu’un bijou enroulé autour de son poignet, qu’il sent à travers la soie de son gant.
Il n’a pas envie d’entendre les compliments des spectateurs, de voir leurs yeux brillants. Il ne veut pas quitter le recoin discret dans lequel il s’est réfugié, trop visible dans l’obscurité avec son costume blanc. Tant pis pour le froid, tant pis pour la fatigue, Sonho. Même le parfum de feu, qui émane des torches allumées çà et là, ce parfum que tu aimes tant ne t’apaise pas ce soir.
Il attend, le cœur las. Déroulés autour de lui, des fils invisibles le tourmentent comme une toile d’araignée, agaçante et quelque peu effrayante. Puis, quand la voie est libre, il se décide à quitter sa cachette et traverse la place d’un pas rapide afin de gagner la roulotte qui lui sert de logis. Ses chaussures, blanches elles aussi, traînent leurs semelles noires dans la craie presque évaporée, et soulèvent des nuages de poussière. L’on voit l’herbe en dessous, et quelques cailloux. La fin de la fête, songe toujours Sonho en les contemplant.
Sa verdine se tient en retrait, bois brun et volets percés de motifs d’étoiles et de lunes. Il y entre après avoir gravi quelques marches, et ferme la porte derrière lui avec soulagement, l’abattant sur la nuit, l’agitation et les fantômes du spectacle qu’ils viennent de donner. Puis il soupire. Depuis quand ne se sent-il plus chez lui ?
Il allume une lampe à huile, éclairant un peu l’endroit. Son refuge est exigu mais chaleureux, avec un minuscule lit dans un coin, trop petit pour lui – alors qu’il n’est déjà pas bien grand – et envahi de couvertures colorées, comme pour conjurer le blanc du cirque. Sous sa couche, on trouve maintes caisses remplies de livres, des romans d’aventures surtout, qu’il récupère au hasard de leurs tournées ; enfin, le reste de son antre est consacré à son art. Des malles pleines de vêtements, ses costumes de scène, plusieurs paires de chaussures, d’innombrables gants, trois chapeaux hauts de forme, et des roses aux pétales de satin, toutes blanches, que Sonho confectionne lui-même. Il a pris l’habitude d’offrir des fleurs aux spectateurs et s’est rendu compte que ces derniers ne gardaient de lui qu’un souvenir condamné à faner. Depuis, il fabrique ses propres roses, découpe le tissu lui-même et les assemble, et les fleurs ainsi réalisées pourraient presque rivaliser avec leurs si éphémères semblables.
Il dépose son chapeau et ses gants sur la coiffeuse qui occupe la majeure partie de la roulotte, encombrée de tout son matériel de maquillage et surplombée d’un gigantesque miroir, devant lequel il s’entraîne à arborer expressions et postures. Sonho a choisi ce rôle de mime pour son silence, bien loin des numéros bavards des clowns. Oh, il les aime, ceux-là, mais il préfère se glisser dans les ombres du cirque plutôt que de briller sous ses lumières au centre de la piste. Auparavant, il accueillait les visiteurs à l’entrée du chapiteau, et les accompagnait vers la sortie une fois le spectacle achevé, pour une dernière pitrerie, un dernier rire, un dernier sourire. Aujourd’hui, c’est comme si les rires avaient disparu. Il est devenu un simple miroir ; une glace déposée devant les curieux, dont il imite les expressions sans y croire, parce qu’il se sent comme un reflet sur le point de se déliter.
Mais que faire, à présent, alors que ta vie est ici, presque quarante ans à vivre dans le blanc de craie, dans les acclamations du public, sous les étoiles du chapiteau ?
Sonho soupire de nouveau, fatigué de toutes ces questions. En réalité, le cirque dans son entier se fissure, et pas seulement lui. Tous attendent, debout sur un fil, craignant le moment qu’ils redoutent depuis longtemps et qui ne manquera pas d’advenir. Est-ce pour cela, la lassitude, la nervosité ? La joie en moins et le souci en plus ? Est-ce cela, un rêve qui meurt ?
Il entend soudain la barrière se refermer, un portail en bois sculpté qu’ils posent toujours à l’entrée du parvis devant le chapiteau, figurant de manière symbolique le passage vers un autre monde. Le signe qu’enfin, le public est parti. À eux le calme maintenant, et le silence, du moins Sonho l’espère.
Cela lui remet quelque peu les idées en place, assez pour qu’il décide de retirer sa peau de mime pour revêtir la sienne – le croit-il. Il prend le broc posé sur une malle, verse de l’eau dans le bassin, puis plonge un linge qu’il utilise afin de se défaire du blanc sur son visage. À chaque fois qu’il enlève son maquillage, il a l’impression de quitter son armure, et se sent vulnérable sans elle. Si seulement, parfois, il pouvait demeurer ainsi, vierge et anonyme, comme une page blanche dans un livre…
Une fois le masque retiré, il s’attaque à ses cheveux, eux aussi couverts d’un mélange de talc et de fard, renonçant bien vite à leur rendre leur lustre initial aux boucles noires dont il ignore l’origine ; dès demain, ils rentreront chez eux, dans leurs locaux à Londres, et il pourra enfin se débarrasser de ces couleurs qui ne sont pas à lui. Après quoi, il se change et enfile ses vêtements ordinaires, pantalon et chemise brune, et passe son manteau de laine. Ensuite, il enroule une écharpe bariolée autour de son cou comme pour s’étrangler, embarque sa besace, coiffe sa casquette, et quitte la roulotte afin de regagner le silence de la nuit.
De temps en temps, la solitude de son logis l’accable. Et ce soir est un soir qui pèse lourd.
Comme souvent, des admirateurs s’attardent à la barrière, avides d’échanger un dernier mot avec les artistes, et même, parfois, les inviter à prendre un verre en ville. Sonho reconnaît Little Jack, un adolescent lanceur de couteaux qui fête sa deuxième saison au cirque, un garçon talentueux et encore un peu timide ; John se trouve avec lui, comme d’habitude, mais à neuf ans, il n’a pas le droit de quitter l’enceinte du cirque pendant la nuit. Le gamin rebrousse chemin en traînant les pieds et en ruminant à voix haute, ce qui arrache un sourire à Sonho, le premier de la journée.
Que faire ? songe-t-il. Devrait-il sortir lui aussi, changer d’air ? Il envisage un instant l’idée d’accompagner Little Jack, puis renonce, peu enclin à discuter avec des inconnus, en particulier des gens qui ne s’embarrasseront pas de lui demander d’où lui viennent ses cheveux noirs et bouclés et sa peau mate, de quel pays de la péninsule Ibérique ou de l’Amérique du Sud. Et puis, l’époque où il passait ses soirées à boire seul dans des pubs perdus au milieu de ruelles glauques ne lui manque pas du tout. Et s’il se promenait sur la plage toute proche ?
À peine a-t-il le temps de formuler cette pensée qu’une haute silhouette surgit devant lui, et le repousse avec brutalité. Sonho manque de trébucher.
« Je peux savoir ce qui t’a pris ? » l’invective Isaac.
Le ton agressif qu’il emploie n’invite à aucune réponse : il est là pour vider sa colère, rien de plus. Sonho se cantonne donc à se redresser, et jette un regard que son vis-à-vis interprète de travers.
« Je te reconnais bien là, dit celui-ci d’une voix acerbe. Vas-tu vraiment te contenter de garder le silence, drapé dans ta dignité ?
— S’il te plaît, Isaac, ce n’est pas le moment…
— Oh oui, comme tu voudras. Je suis tout à fait disposé à vivre selon tes horloges. »
Isaac se tient devant lui et l’empêche d’avancer, inflexible, le regardant de haut, serrant les poings. Si leur directrice n’avait pas établi des règles strictes dans l’enceinte du cirque, il aurait déjà frappé Sonho.
Là, il se contient, tout entier tourné vers une rage qu’il peine à maintenir en cage. Ses yeux d’un bleu pur semblent crépiter de fureur, une fureur qui ne déforme pourtant pas son si beau visage. Il se retient de cogner, les muscles de ses bras saillants, les manches de sa chemise blanche retroussée. Les doigts de sa main droite saignent, comme s’il s’était blessé au moment de replier le décor de son numéro. Isaac était clown, d’abord, avant de devenir le maître de cérémonie – Monsieur Loyal, comme on l’appelle à Paris –, mais il assiste également les machinistes parmi lesquels se comptent nombre de ses amis.
C’est ainsi depuis l’accident qui les a tous endeuillés et qui, peut-être, a entamé l’amour et l’affection qu’ils se vouaient. En tout cas, le drame a ouvert un gouffre béant dans le cœur de Sonho, un espace aussi grand que le vide qui règne sur la place devant le chapiteau.
« Pourquoi as-tu modifié le programme de ce soir ? lâche Isaac. Je croyais que nous nous étions mis d’accord !
— Je n’ai rien changé du tout.
— Tu t’es trompé de jour, alors. Le numéro d’Alfred venait en dernier, tu as ruiné sa sortie. »
Sonho a beau creuser dans sa mémoire, il ne se souvient pas qu’Alfred devait achever le spectacle. Ce n’était pas ce dont ils avaient convenu, ce matin, ainsi qu’ils le font toujours. Mais il ne cherche pas à argumenter, sachant très bien combien Isaac refuse de discuter lorsqu’il est dans cet état : il n’écoutera pas et se fâchera à coup sûr. Autant attendre qu’il se calme.
Pourtant, aujourd’hui est un jour différent. Isaac ne semble pas vouloir en rester là, sans doute plus en colère que Sonho le pensait. Sans crier gare, il le pousse avec force, tant que le mime en tombe cette fois à la renverse. Le choc provoque une vague de douleur le long de sa colonne vertébrale, les paumes de ses mains le brûlent lorsqu’il essaie d’amortir son atterrissage sur les pierres de la place.
« J’en ai assez que tu n’en fasses qu’à ta tête ! s’exclame Isaac. Tu te fiches de nous et de notre travail, c’est comme si tu n’étais plus là. Tu mets la cohésion du cirque en péril. »
Sonho s’attend à d’autres coups, coup de pied ou coup de poing, mais son ami – son frère adoptif – se fige devant lui. Pourquoi cette colère ? Pourquoi maintenant ?
« Tu vas tout gâcher, encore une fois, lâche-t-il. Et j’en ai assez que tu gâches tout.
— Si tu as quelque chose à me reprocher, assure-toi que ce soit réellement le cas.
— Tu sais très bien ce que je veux dire. »
Évidemment qu’il connaît les reproches d’Isaac. Il se blâme lui-même pour les mêmes raisons, après tout. Cette confusion dans l’ordre des numéros, avérée ou non, n’est qu’un prétexte pour exprimer une colère qui brûle en lui depuis trop longtemps. Il n’a pas réussi à la refouler, au contraire de Sonho. Et sans doute est-ce mieux ainsi.
« Alors ? lance Isaac. Tu vas rester là à ne rien faire ? Tu vas continuer à prendre des initiatives tout seul dans ton coin et regarder ce qui se passe ? Espérons quand même que cela ne nous conduise pas à une nouvelle catastrophe… »
Toi, le mime, tu te lèves et époussettes tes pantalons avec lassitude. Tout ce blanc, tout ce blanc… Tu en as assez de le voir s’incruster partout, dans les fibres des tissus, sous les ongles et dans les cheveux. Tu en as assez qu’il te rappelle ce que tu as perdu.
Sonho retire sa besace, qu’il laisse tomber à ses pieds. Si Isaac veut se battre, alors il répondra. Il n’est pas d’humeur à prendre des coups qu’il considère comme immérités. Et face à lui, son ami – son frère, bon sang ! – semble ravi de pouvoir enfin en découdre. Il se met en garde, lève les poings…
Puis une voix féminine et non moins mécontente s’élève derrière eux.
« Je peux savoir ce que vous faites ? gronde Augusta. Vous comptiez réellement vous battre ici ? »
Quand il l’entend, Isaac s’immobilise. Il y a trop de respect pour leur sœur adoptive dans ce geste, et peut-être trop de honte.
Augusta Beaumont, la directrice du cirque, n’a pas pour habitude de surgir ainsi, quittant la chaleur de sa roulotte comme on quitte sa tour d’ivoire afin de s’assurer que le monde tourne comme il faut. Elle est belle, leur sœur : un visage aristocratique, de longs cheveux roux réunis en une natte épaisse, une robe noire et un veston assorti, et sa canne en chêne massif à la main, dont elle se sert pour avancer comme elle le peut, figée sur la prothèse qui remplace sa jambe droite. Pour qui ne la connaît pas, il s’agit d’une femme autoritaire et dure ; en réalité, elle dissimule son secret sous l’armure de ses habits austères, à la fois faiblesse et source de sa force. Il en faut pour survivre à une amputation, et à l’infection qui a suivi. Il en faut, pour diriger le cirque et l’étrange famille qui le compose, reprenant le flambeau de sa sœur et de leur mère avant elle.
En cet instant, elle exprime tout ceci face à ses deux frères. Eux n’ont pas de parents – ils ne les ont jamais connus –, mais elle ne les aurait pas traités différemment s’ils avaient été de son sang.
« Si vous devez vous battre, faites-le au moins à l’écart, dit-elle d’une voix froide. On vous regarde. N’aviez-vous pas remarqué ? »
Sonho sent sur eux plusieurs paires d’yeux étonnés. Des visiteurs, et aussi des employés du cirque. La honte, oui. Voilà exactement ce qu’il ressent, comme Isaac.
« Je convoque une assemblée, reprend Augusta. J’ai quelque chose d’important à annoncer.
— De quel genre ?
— Du genre qui ne vous plaira pas du tout. »
Cette fois, les deux hommes regardent la jeune femme avec une certaine appréhension. Elle se tient toute droite devant eux, plus droite qu’elle ne l’a jamais été, plus digne aussi. Ils en ont vécu, des épreuves. Ils en vivent encore aujourd’hui, une peine de celles qui s’étendent au fil des mois et dont on sait qu’elles s’arrêteront d’un coup, mais quand ? Le chagrin s’attarde. Une blessure de plus à ajouter à un tableau qui en comprend déjà beaucoup.
« Que veux-tu dire ? s’inquiète Sonho.
— Je dois fermer le cirque. Je ne peux pas faire autrement. »
La panique traverse cette fois le visage d’Isaac, qui ne peut s’empêcher d’échanger un regard avec Sonho. Sa colère s’envole subitement ; ne reste plus que la stupéfaction.
« Comment ça, fermer le cirque ? balbutie Isaac lorsqu’il retrouve l’usage de la parole. Est-ce que Grace…
— Grace n’est qu’une partie du problème. Tout comme vous. Je n’ai plus assez de force, c’est tout. Les dettes s’accumulent, les rancœurs aussi. Ce que nous avons subi ces dernières années a brisé quelque chose entre nous tous et j’ignore si nous pouvons le réparer. »
Il y a tant de tristesse dans la voix d’Augusta quand elle prononce ces mots… Le cirque était toute sa vie. C’était sa maison, sa famille, tout comme c’était la maison et la famille de Sonho et d’Isaac, et de tous les enfants qui vivent ici, les artistes et les employés. C’était le rêve de Rose Beaumont, leur mère adoptive, celle qui a eu la première l’idée d’imaginer un endroit féerique et enchanteur pour des orphelins tels qu’eux.
Pour des orphelins, oui, mais pas pour Augusta, pas pour sa propre fille. Si Grace, la sœur aînée de cette dernière, a tout de suite aimé jusqu’à la folie la création de sa mère, la cadette l’a toujours vue comme un théâtre exigeant et cruel, en particulier lorsqu’elle a perdu sa jambe et son père au cours de la même journée. Elle a survécu, elle a gagné en force, elle a transformé cette blessure du corps et du cœur en poésie. Mais la force ne suffit pas. Il faut la foi, aussi, et Augusta ne l’a peut-être jamais eue.
Sonho ne peut que le comprendre, lui qui a perdu à son tour l’étrange connexion qu’il avait avec ce cirque et sa drôle de famille, dont les membres venaient de tous les pays, de tous les horizons. Il ne peut pas dire qu’il est surpris. Pas de la décision de sa sœur, en tout cas. En revanche, la tristesse qu’il éprouve l’étonne.
« Nous pouvons faire quelque chose, sans doute, pour trouver de l’argent… commence Isaac.
— Oui, probablement. Et après ? Quand Grace sera partie, que restera-t-il d’elle, à part du chagrin et des regrets ? Son fantôme errera toujours parmi nous. Il s’ajoutera à ceux de Theseus et de Robin, et d’Ariane, et de tous les autres. Et je ne veux plus vivre avec des fantômes. »
Isaac ne répond pas, mais parce qu’il n’y a rien à dire. Il se contente d’acquiescer. Peut-être est-ce ainsi que meurt un rêve, oui : dans le silence, au milieu d’une place couverte de cette craie qui tache tout comme des regrets. Des vestiges de beauté et de lumière qui s’éteignent dans la nuit, lorsque personne ne regarde.
Sonho ne peut s’empêcher de porter la main à son cou, où il trouve son bijou bien-aimé, ce collier qu’il garde au poignet quand il devient mime. Une cordelière blanche, un pendentif en argent, rien en réalité, pas assez pour combler le vide. Peut-être, en effet, le cirque ne peut-il plus jouer ce rôle.
Il ouvre la bouche afin de dire quelque chose, n’importe quoi, mais les mots refusent de lui obéir. C’est à ce moment-là qu’Enola les rejoint : la funambule se précipite vers eux, emmitouflée dans un lourd manteau gris, les cheveux au vent. Contrairement à son habitude, elle n’accorde pas un regard à Sonho, et elle s’arrête essoufflée devant Augusta avant de la supplier, d’une voix désespérée :
« Viens vite. Grace est en train de mourir. »