Lili, take another walk out of your fake world
please put all the drugs out of your hand
you’ll see that you can breath without not back up
some much stuff you got to understand
AaRON – U-Turn (Lili)
J’ai toujours été incapable de calquer mon souffle sur celui des autres.
Ils me donnent l’impression qu’ils suffoquent, qu’ils dorment essoufflés. En réalité, ma respiration est lente et profonde. Je suffoque moi-même quand je respire à leur rythme.
Inspire. Expire.
Comme si je vivais dans un plan différent du monde, au tempo de mes battements silencieux. Mes nuits d’enfance étaient faites de ces souffles trop rapides. Les yeux grands ouverts dans le noir, je voyais les murs de la chambre onduler en même temps que ma sœur respirait. Trop vite, bien trop vite.
J’entends, ici, une présence. Un souffle plus lent que le mien. Plus étouffé encore.
— Ne t’arrête pas de respirer, me dit une voix chevrotante. Ne t’arrête pas de respirer.
Une cadence trop régulière et mécanique. Une voix ancienne, tremblante. Celle au bord du gouffre, à un pas de lâcher la rampe. J’ai la vision de mains parcheminées posées sur une poitrine. Je vois, presque, une conscience trop faible pour parvenir à s’ancrer dans ce corps si vieux. Le souffle s’arrête d’un coup dans le respirateur que l’on vient de débrancher. Mais le murmure, lui, résonne encore.
Ne t’arrête pas de respirer.
J’ouvre les yeux sur le plafond gris de ma chambre, me dégage des griffes de ce rêve. Je distingue à peine les ombres accrochées aux murs, et mon esprit garde l’écho de cet avertissement, comme une menace à peine voilée. Une fois mon cœur apaisé, je me redresse avec un soupir. Les attrape-rêves épinglés derrière moi oscillent doucement. Comme pris dans le souffle d’une créature invisible. Mais il n’y a personne à part moi dans la pièce.
***
Le médecin me jette un coup d’œil suspicieux quand je lui affirme que je ne dors pas. Il ne me croit pas. Et à raison : je n’ai pas vraiment la tête d’une insomniaque. J’insiste un peu, mens comme une arracheuse de dents. J’ai besoin de ces somnifères. Je ne sais pas ce que je ferais s’il ne me les donnait pas. Il écoute mes explications et mes mensonges, et je vois dans ses yeux, enfin, une étincelle un peu agacée. Il cède. L’homme en face de moi, dans toute sa grandeur et sa condescendance, jette quelques lignes dédaigneuses sur son carnet de prescription, et me tend une ordonnance pour deux semaines.
Je fais semblant d’être soulagée alors que je voudrais le gifler. Je hais proprement ce genre d’individus. Et deux semaines, c’est bien trop peu. Il faudra que je revienne en gratter un peu.
Avec un faux sourire et une parfaite hypocrisie, je prends congé du médecin. Le vent froid m’accueille, décembre approche. J’aime ce parfum d’hiver, le ciel glacé et la pluie, les feuilles mortes au sol. Alors que je me dépêche de rentrer chez moi, je passe devant le cabinet d’un autre praticien, et en relève le nom sur la plaque. Une solution de repli, si les somnifères venaient à manquer.
***
La nuit tombe sur mon petit appartement de célibataire endurcie. Par chance, l’angoisse s’estompe un peu à la vue de la boîte de comprimés posée sur la table de chevet. Je m’y suis prise tôt, cette fois… Pas comme il y a six mois. Il m’a fallu des semaines avant d’enfin prendre les devants. Ces jours cloîtrés chez toi, tu sais, sans manger, à lutter contre le sommeil. Cet ennemi invisible, qui frappe sans prévenir après avoir tourné inlassablement autour de toi. Je n’ai pas voulu revivre cet enfer.
La chambre est grise, encore. Hantée par ces nuits pleines de cauchemars, par ces ombres plus sombres cachées sous les meubles. Les attrape-rêves, piqués au mur par dizaines, m’observent de leur œil unique. Les perles, les plumes, les rubans sont bien inutiles, les rêves glissent à travers le tissage serré. Plus rien ne les retient.
Le sommeil vient enfin. Comme un coup, une gifle assénée dans le noir. Qu’il m’emporte loin. Que rien ne me réveille…
***
J’ouvre les yeux sur le plafond blanc de ma chambre, me dégage des mains de la brume entourant mon cerveau. Le soleil brille, déjà, il doit être midi. J’ai dormi d’une traite. Comme dans une tombe. Un sommeil sans rêves, sans aucune image. Je ne peux m’empêcher de sourire. La vie peut reprendre son cours.
Les jours suivants se déroulent au rythme des somnifères, logés à l’abri dans leur plaquette métallique. Je vois leur nombre se réduire, et la panique guette déjà. Je reste calme et renonce à appeler mon médecin, à lui quémander d’autres médicaments. Je peux m’en sortir. Je peux affronter ce qui se trouve dans mon inconscient.
C’est cet instant d’euphorie, tu sais ?
Quand tu penses que tu pourras tout maîtriser. Tu te dis que, cette fois, c’est la bonne, ça ira. J’y crois vraiment. Je n’aurai pas peur de m’endormir, ni de rêver. Rien ne pourra m’effrayer.
Et quand la plaquette est vide pour de bon, je me glisse entre les draps de mon lit, sans trembler. La lumière éteinte, je fixe le plafond à la recherche des ombres grises. Je reste là de longues minutes. Des heures, peut-être. À trop chercher le sommeil, me voilà incapable de le trouver. Ce sommeil qui m’a traquée m’évite alors que j’en ai le plus besoin.
Je voudrais brûler ces ombres. Les arracher des murs, les tordre.
Des étoiles dansent devant mes yeux, comme des nuages d’oiseaux dorés sur fond noir. J’entends un bourdonnement. Mes paupières se ferment sans que je m’en rende compte… Il est trois heures du matin.
Trois heures, et je rêve que je me noie.
Je me noie dans l’océan. Sombre et infini, insondable. La fin a un goût de sel.
Les abysses noirs ne sont qu’une étendue désertique, du sable aussi gris que mes ombres. Je vois l’océan en noir et blanc. Mes cheveux font comme une auréole de lumière ténébreuse autour de ma tête, les mèches flottant devant mon visage.
Je rêve que je me noie, et je ne lutte pas.
Il y a toujours cette seconde, dans les songes de mort. Tu sais, cette simple seconde, si facile et si évidente. L’instant bref durant lequel tu décides de lâcher prise. Le soulagement qui t’envahit à ce moment se rapproche d’un shoot d’héroïne. Le corps se détend, l’esprit devient plus clair. Tu sens que tu pars, mais tu ne fais rien pour empêcher que cela n’arrive. Tu te laisses emporter. Dérive jusqu’à ce que tu ouvres les yeux sur le jour.
À ton réveil, tu oublies. À mon réveil, je me souviens de tout. Combien de fois suis-je morte aux côtés de ces inconnus ? Combien de fois…
La mort a un goût de sel.
C’est cela qui me tire du sommeil, en sursaut. Un coup de talon pour me sortir de la mer. Ce goût de sel… Il m’est étranger.
La panique guette encore, tapie quelque part dans le noir. Tu sais, là, que tu ne pourras rien maîtriser. Jamais. Que ces rêves t’empoisonnent, qu’ils te possèdent. Tu ne leur échapperas pas, parce que les rêves sont la preuve que tu es vivant. Si tu ne rêves pas, tu ne vis plus.
***
Je vis loin du monde, cloîtrée chez moi sous un prétexte que personne ne cherche à vérifier. Mes collègues ont l’habitude. Ils savent que quelque chose ne tourne pas rond, ils ont entendu les rumeurs. Tu te feras virer, Lili, m’ont-ils dit. Leur vague préoccupation ne trompe personne. À dire vrai, cela fait longtemps qu’ils ne s’intéressent plus de demander si je vais bien.
Tant pis.
J’ai renoncé à rappeler mon médecin, ou un autre. Je ne peux pas leur dire.
J’ai peur de rêver. La belle affaire, vraiment. De quoi m’enfermer à double tour dans un hôpital.
***
Encore un songe. Celui de l’immobilisme, de la paralysie. Je ne sais pas à qui il appartient.
Un réveil après être tombée dans le gouffre du sommeil. Un réveil endormi comme tant d’autres. Sitôt passés la surprise et le choc de l’atterrissage, je ne peux que deviner un plafond au-dessus de ma tête.
Ce plafond gris, lointain, mais tellement pesant. Pas très éloigné du mien, mais je n’en retrouve pas les contours. Les ombres ne sont pas les miennes.
Cette personne ne bouge pas.
Elle rêve qu’elle est cloîtrée dans son propre corps. Aucun geste, pas un soupir. Juste le simple mouvement d’ouvrir et de fermer les yeux. Calme et si tranquille. Serein.
Ma conscience s’assoit près de la sienne, afin de contempler ce spectacle étrange du gris et du noir dansant sous notre regard. Elle ne me voit pas, mais je crois qu’elle a compris qu’elle n’est pas seule.
J’éprouve cet instant entre l’angoisse absolue et l’apaisement. Une parenthèse bienvenue dans le tumulte de mes songes sans fin. Une terreur sans nom de m’y voir prisonnière.
Je ne sais pas à qui appartient ce rêve. Je ne sais pas s’il ne s’agit que d’un rêve, ou si cette personne vit recluse en elle-même, quand ses yeux sont ouverts.
***
Tu sais, cette sensation, ce choc au réveil, quand tu te dis que ce rêve était étrange. Tu te demandes comment il est possible de vivre un tel film quand tu dors, quand les images n’ont ni queue ni tête. Quand les couleurs ne sont pas les tiennes, ou les sons. Ou même les odeurs. Tu as l’impression d’être ailleurs, de ne pas être accordé à ce monde. De vibrer à une autre fréquence. C’est ce que je vis. Toujours. Depuis combien de temps n’ai-je pas rêvé mes propres rêves ? Depuis combien de temps je déambule, là, dans l’inconscient d’autant d’inconnus ? Suis-je vraiment la seule à être capable de faire ça ?
Et si nous nous trompions ?
Chaque nuit, peut-être, nous descendons, tous, dans les rêves des autres. Notre subconscient ne nous appartient pas, car nous visitons les boîtes noires de milliers d’étrangers. Ces images que nous effleurons ne sont pas les nôtres. Jamais.
Cette idée s’impose quand j’entre dans les songes tortueux et sombres d’esprits malades. Je me dis que ce ne sont pas leurs rêves. Qu’ils viennent d’ailleurs. Quand j’arpente les couloirs poussiéreux, quand je respire l’air vicié de ces cauchemars, à la recherche d’une sortie…
Après l’euphorie et la perte de contrôle, c’est le temps des questions. Tu cherches à comprendre. Mais tu n’y parviens pas. Et quand tu réalises que personne ne répondra à tes interrogations, quand tu réalises que toi seul est capable d’accomplir cela, tu ne penses plus qu’à une seule chose.
Et mes rêves, où sont-ils ?
Ils viennent toujours, au bout de quelques semaines. Une seule nuit de répit.
***
Je me réveille, et ce matin brumeux a le goût et le parfum familiers, enfin, de mes propres rêves. Goût de pluie et de rouille. Étranges espoirs brisés, contes doux-amers. Je sais que mes songes m’appartiennent, je sais ce que recèle mon inconscient. Alors je me mens un instant. Je refuse de croire que j’ai attendu, que je les ai voulus. J’ai chassé ma mélancolie, et quand je l’attrape enfin, je la rejette. C’est comme un miroir que l’on te tend. Tu y vois ton visage et tu ne l’acceptes pas.
Voilà un mois que je tourbillonne ailleurs chaque nuit. Tombant sans fin dans un terrier. C’est ce moment d’épuisement que tu redoutes le plus. Tu rêves plus que tu ne vis, en fin de compte. Tes journées, tu les passes à errer comme un fantôme entre les murs de ton appartement. Tu ne manges pas grand-chose, tu ne t’habilles plus. Tu n’ouvres même pas les volets, car la lumière du soleil t’agresse. Quand tu t’endors, sans même savoir si la nuit est tombée, tu as l’impression de vivre vraiment. Mais de ne pas vivre pour toi. Tu t’épuises à courir dans ces labyrinthes sans fin.
Les ombres grises s’accrochent à toi et tu te surprends à vouloir te fondre en elles. Dormir, fermer les yeux, et espérer ne jamais les ouvrir. Que ces rêves t’engloutissent.
***
Des mots gris parcourant les nuages. Je cherche à les effleurer. Ils m’échappent.
Une échelle posée contre le ciel. Ses barreaux mènent au sommet, peut-être ailleurs, peut-être dans un autre plan de réalité. Autour des montants s’enroulent par centaines ronces et racines. Si bien qu’il est impossible de monter sans épine plantée sous la peau. Chaque marche vers le haut demande une effusion de sang, et le bois s’en gorge, boit le rouge, gonfle et se dégonfle comme sous l’effet d’une respiration.
Demande sa part de douleur.
Monter l’échelle représente ces épreuves à surmonter, dans lesquelles nous laissons tous quelques plumes. Des traits blancs courant sur la peau, des soupirs oubliés. Une fois au sommet…
Qui peut se vanter d’arriver au sommet ? L’échelle n’est-elle pas infinie ?
Ces rêves m’ont portée sur l’échelle. Accrochée aux barreaux, les mains piquées d’épines, je regarde autour, vois la ville sous moi. Quelque chose s’échappe de ma poche, manque de tomber. Une étoile. Cinq branches. Le temps se fige, l’écho d’un crissement — comme un train dans une gare — se fait entendre.
Si je la rattrape, cette étoile… mes doigts glisseraient sur le bois poisseux. Et je tomberais. Je pourrais la lâcher. Ne pas m’en préoccuper.
Je me sens piégée. Bloquée au milieu de l’échelle.
Je lève les yeux vers le ciel. Et me réveille dans ma chambre obscure.
Goût de rouille et de chagrin coincé dans la gorge, parfum de pluie entre mes murs. Impossible d’oublier la saveur de mes propres rêves. L’échelle est là, quelque part dans mon esprit verrouillé. Quand je l’aperçois, je sais que c’est la fin du cycle. Que mes voyages nocturnes cesseront enfin, que mon âme va s’apaiser. Pour un temps, seulement.
L’échelle représente une vie à gravir, échelon par échelon. Tu sais, quand je la vois… je me demande à quoi ça rime. Pourquoi continuer à monter ? Je pourrais redescendre. Ou me laisser tomber. L’idée est un peu plus tentante à chaque fois.
J’observe le plafond gris de ma chambre, me dégage de l’emprise de cette image. À cet instant, tu décides de ne plus te poser de questions. Ta vie est un chemin que tu traces toi-même, et il t’est impossible de revenir sur tes pas pour effacer quoi que ce soit. Être la somme de ses choix, de ses erreurs, de ses rencontres. C’est ce que l’échelle me dit, dès que je la vois. C’est un cycle. Si je veux y mettre fin, ce sera au prix de ma propre vie. Mes rêves sont la preuve que je suis vivante. Si je ne rêve pas, je ne vis plus. Tant pis si ce sont les cauchemars des autres. Tant pis si mes peines reviennent toujours.
Le cycle se termine. Le cercle se ferme. Il est temps de me remettre à vivre. De me remettre à respirer. Et à guetter ces goûts différents, à la recherche de ceux qui m’appartiennent.
Jusqu’à la prochaine fois.