Le bruit des touches de clavier sur lesquelles on tape frénétiquement envahit le bureau plongé dans un silence concentré. Ils sont deux à écrire leur rapport sur leur ordinateur respectif : Ophélie, trente-trois ans, petite et aux cheveux blonds coupés court, et Pascal, son collègue de cinquante-sept ans, un grand costaud au crâne rasé. La chemisette bleu ciel de ce dernier arbore de larges auréoles sous les aisselles, et Ophélie songe qu’elle ne doit pas faire meilleure figure. Il faut dire qu’il fait très chaud en ce début de juin, chaud et humide, bien plus que d’ordinaire. Le week-end risque bien de s’annoncer infernal. Heureusement pour eux, depuis l’arrivée du vaccin contre la Covid19 six mois plus tôt, le port du masque n’est plus obligatoire, et les climatiseurs sont de nouveau autorisés dans les locaux du commissariat.
Un œil jeté à la pendule au mur indique à Ophélie qu’il est déjà 17 h 30. La jeune femme soupire discrètement, pas assez pour ne pas se faire remarquer, et surprend le sourire goguenard de son collègue par-dessus l’écran de son PC.
— Vivement le week-end, hein, lance-t-il.
— M’en parle pas. Tu en es où ?
— Bientôt fini.
Elle aussi arrive peu à peu au bout de son interminable rapport. Le procès-verbal fait état d’« incidents » et d’« échauffourées » – ces mots qu’elle déteste – en marge d’une manifestation contre la venue d’un candidat à la prochaine élection présidentielle. Comme si les gens n’étaient pas suffisamment sur les nerfs à cause de la chaleur impossible et la pandémie qui a secoué le monde ces dernières années, voilà que le candidat favori à la plus haute fonction de la République se retrouve accusé de harcèlement sexuel. Les protestations s’enchaînent, les actions militantes aussi, de plus en plus violentes, mais ça n’a pas l’air de provoquer la moindre réaction à qui que ce soit.
Et ça la lourde bien comme il faut. Mais elle doit composer avec son devoir de réserve.
Ça y est, elle parvient à la fin de son rapport. Avant Pascal, en plus. Ophélie enregistre son document avec soulagement, puis elle s’étire, faisant craquer ses cervicales. Au même moment, son téléphone portable sonne.
— Oui ? fait-elle sans prendre la peine d’y mettre les formes.
— Bonjour, Ophélie, je suis navré de vous déranger…
Elle reconnaîtrait le timbre masculin au bout du fil entre mille : grave et chaud, avec un accent espagnol prononcé, réveillant ce truc honteux qu’elle avait enfoui tout au fond d’elle avec beaucoup de difficulté. Voilà que ça recommence…
Ophélie se redresse, se racle la gorge, puis elle répond en tentant de raffermir sa voix :
— Père Hernandez… Ne me dites rien. Une nouvelle cathédrale a brûlé pendant la nuit, c’est ça ?
— Jetez un œil par la fenêtre, vous verrez.
Lorsqu’il entend sa collègue mentionner une cathédrale, Pascal interrompt son travail en cours et l’interroge du regard. Mais la jeune femme l’ignore ; elle se lève d’un bond et s’avance vers la vitre la plus proche.
— Merde… marmonne-t-elle devant le terrible spectacle qui s’offre à elle.
Au loin, l’on voit les tours de la cathédrale Saint-Pierre, à présent entourées d’une impressionnante fumée noire ; un cortège de camions de pompiers traverse la rue à cet instant, toutes sirènes hurlantes.
— Eh ben merde alors, renchérit Pascal, qui s’est levé à son tour.
Il s’éloigne ensuite de la fenêtre et allume la petite télé posée sur un meuble de classement. Sur BFM, des journalistes commentent la catastrophe avec, en fond, des images de flammes gigantesques ravageant la pierre de l’édifice.
— Vous êtes sur place ? demande Ophélie au prêtre lorsqu’elle retrouve l’usage de la parole.
— Je suis dans le train. Ça vous ennuie de venir me chercher à la gare ?
« Oui, ça m’ennuie, songe la jeune femme, parce que je vais encore devoir résister à te sauter dessus. » Au lieu de ça, elle dit simplement :
— Non, pas de problème, appelez-moi quand vous serez arrivé.
— Très bien, à tout à l’heure.
Lorsqu’elle raccroche, elle ne sait pas si elle a envie de sautiller sur place ou s’enterrer dans un trou. La deuxième option, sans doute, surtout quand son collègue lui sort :
— C’était ton curé, là ? Celui que tu voulais pervertir au point de lui faire oublier l’Église ?
— Ta gueule, Pascal.
Il ricane à ces mots, et Ophélie ne prend même pas la peine de répliquer. Elle récupère ses papiers, ses dossiers, et quitte le bureau.
Tous les ans depuis quatre ans, une cathédrale brûle en France. La première, c’était Notre-Dame de Paris, en 2019, comme pour marquer le coup ; puis il y a eu Saint-Pierre-et-Saint-Paul à Nantes l’année suivante, et Notre-Dame de Chartres en 2021. Ophélie s’est demandé deux mois plus tôt quelle serait la prochaine, avant de se concentrer sur les manifestations quasi quotidiennes à Rennes, où elle vit, en réaction aux accusations contre le probable futur président. Le coup de fil du père Hernandez ne l’étonne donc qu’à moitié.
Et ne l’arrange pas vraiment.
Ou peut-être que si. En fait, elle n’a jamais su ce que cela lui inspirait.
Elle travaillait à Nantes quand la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul a brûlé. Son chef de l’époque l’a mise sur l’enquête et elle a très vite compris que les choses ne seraient pas aussi faciles que prévu : personne n’a pu déterminer les causes exactes de l’incident. Après de nombreuses analyses et investigations, les pompiers se sont montrés impuissants à expliquer ce qui s’était passé.
Et pour cause, l’incendie n’avait aucune origine. Pas de combustible, pas de système de mise à feu. Rien. Comme si les flammes avaient surgi du néant.
Et Ophélie a à peine eu le rapport entre les mains qu’on lui retirait l’enquête, comme ça, sans lui donner de raison. Elle a cru sur le moment qu’on ne voulait pas qu’une femme se charge de l’affaire – les connards misogynes qui lui servaient de collègues lui en faisaient baver, ça ne l’a donc pas étonnée. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a quitté Nantes afin de s’installer à Rennes.
Pourtant, un an plus tard, Notre-Dame de Chartres partait en fumée à son tour. Ce qui faisait beaucoup. Elle a alors prétexté avoir des soucis familiaux, a pris des congés et s’est rendue sur place en espérant pouvoir approcher l’équipe de pompiers. Sauf qu’en guise de pompiers, c’est un prêtre qu’elle a rencontré. Un prêtre à la recherche d’un miracle.
Avant que Hernandez déboule, Ophélie a le temps de demander à sa cheffe de la couvrir lorsqu’elle ira fouiner sur les lieux, de téléphoner à la caserne de pompiers pour être tenue au courant, et de glaner quelques infos auprès des collègues d’un autre commissariat. Elle a aussi fait un saut chez elle afin de se changer et troquer son uniforme contre des vêtements plus adaptés. À présent, elle patiente dans la gare en se rongeant les ongles.
Aux dernières nouvelles, l’incendie dans la cathédrale a été circonscrit. Le mobilier a souffert, tout comme les tableaux et les sculptures, à cause de l’eau utilisée pour éteindre le feu ; le sort de l’orgue, quant à lui, reste à préciser. Par chance, le bâtiment ne menace pas de s’effondrer comme ça a été le cas pour Notre-Dame de Paris.
Tout cela paraît bien trop familier à Ophélie. Rien d’étonnant, alors, à ce que le père Hernandez débarque afin d’enquêter à son tour.
« L’Église ne cherche pas les miracles à tout prix, disait-il. Elle cherche surtout à les démentir. »
Qu’est-ce qu’un incendie qui n’a aucune origine, d’autant plus dans une cathédrale, sinon un miracle ?
Ophélie, elle, ne croit pas en Dieu. Elle croit en la logique et, ici, l’absence de logique ne signifie pas qu’il n’y en a pas du tout. Ils n’ont peut-être pas cherché au bon endroit, voilà tout.
L’annonce dans les haut-parleurs la sort de sa réflexion, tandis que l’habituelle voix de femme préenregistrée prévient de l’arrivée du TGV en provenance de la capitale. Ophélie ne pige pas pourquoi son cœur bat vite comme ça, subitement.
« Ça suffit, s’agace-t-elle. Tu ne vas quand même pas donner raison à Pascal ? »
Il semblerait que si, pourtant. Car lorsqu’elle aperçoit la silhouette du père Hernandez dans le flot de voyageurs, son ventre se contracte un peu trop fort.
Elle n’a jamais compris pourquoi le prêtre lui faisait cet effet-là. Certes, il est jeune – il a son âge, à quelques semaines près –, certes il est super beau gosse avec ses cheveux bouclés, sa barbe sombre et ses yeux noirs, certes le look de biker qu’il arbore lui plaît énormément. Mais quand même. Ces vêtements civils sont une manière de passer inaperçu, a-t-il prétendu. « Tu parles, c’est encore pire », a songé Ophélie.
Elle l’a rencontré à Chartres. Elle s’entretenait avec un pompier sur l’origine de l’incendie, et Edgar Hernandez est venu lui demander des informations, pensant qu’elle faisait partie de l’équipe d’enquêteurs. Quand il s’est adressé à elle, avec sa voix chaude et son accent espagnol, Ophélie a cru que son cerveau s’était déconnecté – littéralement. Une ou deux secondes de vide intégral, le temps de comprendre que c’était à elle que cette bombe vêtue de noir parlait. Puis elle a bafouillé quelque chose dont elle n’a jamais pu se souvenir, ce qui a fait sourire le nouveau venu, avant de parvenir à se reprendre. Elle a bien failli pleurer lorsqu’il lui a révélé qu’il était prêtre. Le Vatican l’avait envoyé ici afin d’enquêter.
Tout ça lui revient en tête dans l’instant, alors qu’il se dirige vers elle avec l’un de ses sourires qui la mettent dans tous les sens. Ophélie doit batailler pour conserver son calme.
— Bonjour, la salue-t-il en lui tendant la main.
La jeune femme la serre en pensant « ah non, pas la bise ? » puis elle se sent rougir. Vite, dire quelque chose.
— Vous avez fait bon voyage ? s’enquiert-elle, atterrée par cette banalité.
— Oui, merci. Je serais bien resté dans le train, à cause de la clim. Il fait si chaud dehors !
Il faut toute la volonté du monde à Ophélie pour occulter le fait qu’elle ait encore plus chaud maintenant qu’il est arrivé. La dernière fois qu’elle l’a vu, il portait une veste en cuir usé ; là, le t-shirt noir ne cache rien des tatouages sur ses bras – dates en chiffres romains, symboles ésotériques, portrait stylisé d’une Catrina. Elle bafouille :
— Vous, euh… vous voulez peut-être boire quelque chose avant qu’on parte ?
— Avec plaisir.
Ils jettent leur dévolu sur une brasserie située au rez-de-chaussée de la gare, où ils commandent chacun un Coca. Ophélie réussit enfin à chasser son embarras – après un bon quart d’heure, quand même. Maintenant, ce sont ses hormones en furie qu’elle va devoir calmer, mais elle sait qu’elle n’y parviendra que lorsque Hernandez sera rentré chez lui.
— Vous ne voulez toujours pas que je vous appelle par votre prénom ? demande-t-elle en souriant.
— Je vous l’ai dit, ça porte malheur.
Il ponctue sa phrase par un clin d’œil. Ophélie doit se forcer à rester de marbre, puis elle sourit de nouveau à l’évocation de cette anecdote qu’il lui avait racontée un an auparavant : tous les fidèles qui l’appelaient par son prénom finissaient par avoir des ennuis. Des soucis de santé, des accidents de voiture, des contrôles fiscaux… Rien de grave, et sans doute une coïncidence à chaque fois. Ophélie s’est toujours imaginé qu’il en jouait pour éviter toute proximité avec ses interlocuteurs.
Et avec elle aussi, donc. Le message a été reçu cinq sur cinq.
Elle enchaîne direct afin de changer de sujet :
— Et vous pensez que l’incendie de ce matin a un rapport avec celui de Chartres l’année dernière.
— Oui. Et avec ceux de Nantes, et…
Il s’interrompt, puis reprend l’air de rien :
— Et avec celui de Nantes.
— Qu’est-ce que vous alliez dire ?
— Rien qui vous concerne.
Ophélie soupire. Le père Hernandez a ses secrets, il en avait déjà avant, et il ne les lui révélera pas. Ça, ça n’a pas changé non plus.
— Comment pouvez-vous être certain que cet incendie n’aura pas d’origine, comme les précédents ? demande-t-elle.
— Je sais des choses que vous ne savez pas.
— Et vous ne voulez toujours pas me les raconter.
— Et non.
— Bien.
La jeune femme sort son portefeuille, dépose la monnaie sur la table pour payer les boissons, puis elle réplique, sur le même ton détaché que son interlocuteur :
— C’est dommage, parce que si je ne suis pas sur l’enquête, j’ai quelques contacts qui pourraient m’apprendre des éléments importants. À moi, pas à vous.
Elle fait mine ensuite de se lever. Et le prêtre mord à l’hameçon.
— D’accord, vous avez gagné, cède-t-il.
— Ah, vous êtes devenu raisonnable, à ce que je vois.
— Non. Vous faites du chantage, c’est différent.
Pour autant, Hernandez ne semble pas lui en vouloir, au contraire : il sourit encore, sachant très bien que les jours à venir, s’il l’accompagne pendant leur enquête officieuse, comporteront bien des joutes comme celle-ci.
— Vous ne travaillez pas sur le dossier, alors, remarque-t-il.
— Non. Et je ne l’ai pas demandé. Ma cheffe a eu des problèmes à cause de moi l’année dernière car je n’étais pas censée me trouver là-bas. Elle m’a juste autorisée à y participer en tant qu’observatrice.
— Mais vous avez des contacts.
— Un inspecteur de police me doit un service. Et un pompier. Pourquoi ?
— Je suis venu parce que je savais que vous viviez ici. J’espérais que vous puissiez me faire entrer dans la place sans que je doive expliquer qui je suis.
— Je ne peux rien garantir.
Ophélie se souvient que la dernière fois, les policiers n’avaient pas vu d’un bon œil qu’un curé se permette de pénétrer sur les lieux d’un incendie, même si c’était pour le compte de l’Église. Ils n’ont rien voulu entendre, et il a fallu l’intervention du diocèse pour qu’il puisse faire son boulot correctement.
Un peu plus tard, ils quittent la gare et se rendent d’abord dans le centre-ville, où se trouve la pension dans laquelle le père Hernandez logera le temps de son investigation. Ophélie est presque déçue, elle qui comptait sauter sur l’occasion – et pas seulement – pour lui proposer de séjourner chez elle. Ensuite, ils rejoignent la cathédrale sinistrée afin de voir ce qui s’y passe.
Le bâtiment de pierre, situé sur une place peu facile d’accès, est entouré de camions de pompiers, d’agents de police, de badauds curieux. Un périmètre de sécurité a été déployé. Par chance, et comme annoncé, le feu a été maîtrisé : la fumée qui s’élève de la cathédrale se fait déjà moins dense.
Ophélie et le père Hernandez font le choix de ne pas tenter de s’approcher plus avant. Ils se tiennent en retrait et observent le ballet des pompiers, les uns quittant l’édifice avec des œuvres d’art enveloppées dans des bâches, les autres y entrant coiffés de leurs casques étincelants.
— La maison de Dieu est toujours aussi fragile, marmonne Hernandez. L’on pourrait pourtant croire que les pierres résistent au temps…
— Les cathédrales brûlent parce que les gens manquent de foi ?
— Je ne sais pas…
Le ton qu’il emploie est étrange, comme s’il était perdu dans ses pensées. Ophélie renonce à lui tirer les vers du nez pour le moment : il lui a promis de tout lui raconter en échange de son aide.
Une drôle d’agitation attire soudain l’attention de la jeune femme. Un bruit de foule dans la rue, des cris, des slogans… Puis elle comprend quand elle aperçoit, sur le parvis de la cathédrale, une impressionnante cohorte de policiers en armure prêts à en découdre.
— Merde, les manifestations ! s’exclame-t-elle.
Elle attrape Hernandez par le bras et l’entraîne vers une venelle non loin, imitée par d’autres gens pile au moment où les premières détonations de grenades lacrymogènes se font entendre.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’alarme le prêtre lorsqu’ils se trouvent hors de portée.
Ophélie ne parvient pas à répondre tout de suite. Le gaz lui brûle les yeux.
— Avec l’incendie, les politiques n’ont sans doute pas pu s’empêcher de faire leur cirque devant la cathédrale, explique-t-elle ensuite. En ce moment, dès que l’un d’eux met le pied dehors, les militants qui déboulent.
Ils s’éloignent encore pour atterrir près des quais. Les cris de la manifestation retentissent plus fort, le signe qu’ils se rapprochent.
— Venez, fait Hernandez. Il y a un café à côté, on va leur demander s’ils ont quelque chose pour vos yeux.
Ophélie le suit dans l’établissement sans protester. Les clients s’y sont déjà réfugiés, le temps que le nuage de gaz se disperse ; le gérant propose à la jeune femme de s’asseoir. En attendant qu’il revienne avec de quoi la soigner, elle ne peut s’empêcher de railler Hernandez :
— Vous n’allez quand même pas me faire croire que vous ignorez tout de la situation politique de notre pays ?
— Je sais très bien que, sauf miracle, notre futur président n’est pas une personne recommandable.
Ophélie étouffe un rire. Puis elle ajoute :
— J’aurais préféré ce miracle-là, au lieu de cathédrales qui brûlent sans raison.
Elle le dit à voix basse, prenant garde à ce que les autres clients ne l’entendent pas. Elle ne pensait pas non plus que Hernandez serait d’accord. Pourtant, il approuve :
— J’aurais préféré aussi.
Il n’a pas le temps d’ajouter quoi que ce soit, car un cortège de fourgons de CRS roule à toute vitesse à proximité, faisant hurler leurs sirènes. « Heureusement que je suis en week-end », songe Ophélie.
Le gérant du café revient avec sa trousse à pharmacie, distribuant du sérum physiologique à ceux qui en ont besoin. Hernandez s’occupe de la jeune femme.
Elle se fait à la réflexion qu’il n’a rien eu, lui. Et qu’elle doit se trouver en piteux état. Et qu’elle aimerait qu’il fasse plus que lui mettre des gouttes dans les yeux.
Le soir, c’est lui qui l’invite au restaurant. Ophélie songe à Pascal, qui ne pourra pas s’empêcher de lui demander les détails et de se foutre d’elle parce que le rendez-vous n’a aucune chance de se terminer comme la jeune femme le voudrait. Hernandez n’en finit pas de lui parler de son église située dans une petite ville de la banlieue parisienne, de ses fidèles, des bonnes œuvres auxquelles il participe. À croire que ça l’amuse.
Ça l’amuse sûrement, en réalité. Lui qui a l’habitude de lire à travers les gens à qui il s’adresse, il a sans doute compris depuis bien longtemps qu’Ophélie se désespère qu’il voue sa vie à Dieu. Et pourtant, elle n’a rien tenté, et ne tentera jamais rien. Tant pis, elle restera avec ses fantasmes et les rêves de débauche qui ne manqueront pas de la tourmenter dans les semaines à venir.
Après le dîner, elle a quand même la surprise de se voir invitée à une promenade dans la ville endormie. Une promenade intéressée : l’évêque a autorisé Hernandez à entrer dans la cathédrale. « À condition que vous soyez discret », a-t-il ajouté. Il lui a confié la clef, ainsi qu’un document attestant que c’est le Vatican qui l’envoie. Et, bien entendu, Hernandez a proposé à Ophélie de l’accompagner.
— Les secrets de Dieu se révèlent pendant la nuit, dit-il mystérieusement.
La jeune femme s’imagine tous les ennuis qu’elle risque de s’attirer si on la surprend dans un périmètre interdit au public, d’autant plus qu’elle est flic, mais soit : elle est là pour l’aider dans son enquête. Entre autres. Oui oui.
L’édifice est bien entendu désert lorsqu’ils y entrent par la porte secondaire. À l’intérieur, tout est sombre : ils ne disposent que de leur téléphone afin d’éclairer le tout. Ophélie découvre avec un mélange de stupeur et de tristesse les dégâts causés par l’incendie : les bancs réduits en cendres, le mobilier gorgé d’eau, les murs couverts de suie… L’odeur de bois brûlé et de myrrhe est étrange, pas du tout désagréable.
La jeune femme se fraie un chemin dans les débris, laissant le prêtre en faire de même, de loin, en silence. Parfois, il effleure un mur, ou un objet. Il ne dit rien et semble se recueillir. Comment réagit-on à la destruction d’une église quand on se consacre à Dieu ? Ophélie ne croit en rien, et la vue de ce bâtiment sacré ravagé par le feu ne lui inspire pas grand-chose, si ce n’est une vague impression de profanation. Et encore, elle n’en est pas sûre ; elle se sait en infraction, alors peut-être que sa gêne vient de là.
— Vous ne dites rien, pour une fois, fait soudain Hernandez plus loin.
Sa voix résonne entre les murs, provoquant un frisson à Ophélie. Et pas de peur.
— Vous non plus, rétorque-t-elle.
— Parce que j’écoute.
La jeune femme le rejoint près de l’autel, une monstruosité en marbre noirci par la fumée, et se rend compte qu’il sourit. Encore. Comme pour se moquer d’elle. Sans se démonter, elle demande :
— Et vous écoutez quoi ?
— Les présences. Les vibrations. Vous ne le savez peut-être pas, mais les églises se chargent d’énergie… quand on en prend soin. Ici, il va se passer la même chose qu’à Nantes, et Chartres, et Paris… La cathédrale a été purifiée par le feu et elle va retrouver sa force d’origine, celle que les touristes ont effacée avec le temps.
— Un peu plus et je jurerais que vous vous réjouissez de cet incendie.
Hernandez sourit de plus belle, mais il ne répond pas, préférant la laisser dans le doute. Ophélie ne s’en formalise pas : il l’a fait tourner en bourrique l’année précédente. C’est peut-être ça qui lui a plu, en réalité. En plus de sa belle gueule.
L’air de rien, elle observe le chœur – les sculptures d’ange n’ont pas résisté aux flammes elles non plus –, laisse passer un silence, puis fait remarquer sur un ton innocent :
— C’est drôle, vous avez dit Paris.
— J’ai dit Paris.
— Vous avez fait exprès.
Il acquiesce sans rien ajouter. Et Ophélie sent son cœur battre plus fort car l’enquêtrice avide de vérité qui vit en elle se réveille en sursaut.
— Notre-Dame fait partie des cathédrales qui ont brûlé sans raison ? s’enquiert-elle sans y croire.
— Eh bien… Oui. Nous avons dissimulé ce détail et avons demandé aux autorités de parler d’un accident.
— Mince… Et donc tout est lié ?
— Tout est lié. Les quatre incendies sont liés. Je suis venu pour m’en assurer.
— Comment ? L’enquête n’a pas encore commencé.
Hernandez lève alors les mains face à lui, lui présente ses paumes, et en pose une sur l’autel. Et c’est là qu’Ophélie comprend ce qu’il voulait dire par « j’écoute ».
Il écoute les pierres, le bois, la bâtisse. Il l’entend parler, sûrement.
— L’homme qui parlait à l’oreille des cathédrales, commente Ophélie.
Elle secoue la tête, peinant à y croire. Tout ça la dépasse. Mais alors qu’elle allait s’éloigner, Hernandez lui attrape le bras et dit :
— Je n’entends pas seulement les cathédrales.
Quand il la relâche, la jeune femme sent ses joues s’enflammer, de honte peut-être. Heureusement qu’il fait noir.
— Ce n’est pas équitable si vous êtes capable d’entendre ce que je pense, lâche-t-elle.
— Je ne le fais pas volontairement. Ce que vous attendez de moi est sans espoir, vraiment. Et sachez que si vous êtes embarrassée… je le suis tout autant.
— À qui le dites-vous.
Puis elle soupire, et s’excuse :
— Pardon, ce n’était pas du tout correct de ma part. On va dire que je me sens seule depuis un paquet d’années… Je ne voulais pas vous manquer de respect.
— Ne vous inquiétez pas. Je n’ai pas toujours été prêtre, je sais ce que c’est.
Ophélie se mord la lèvre. Elle aurait préféré ignorer cette information.
— Et donc vous parlez aux cathédrales, change-t-elle de sujet. C’est comme ça que vous déterminez l’origine des incendies ?
— Non. Je l’apprends avant que cela se produise.
— Pardon ?
Hernandez se redresse après avoir étudié l’autel. Puis il dit, sur un air d’excuse :
— Dieu me prévient. Il me rend visite dans mes rêves.
« C’est sans espoir. » Ophélie comprend désormais la réelle signification de ces mots.
Aucune chance de le détourner de Dieu, puisque Dieu Lui-même vient lui parler. Pour une athée notoire, ça fait beaucoup à encaisser dans la même journée.
Là-dessus, ils quittent la cathédrale, peu désireux de se faire surprendre, puis Hernandez l’invite à discuter à la pension qui l’héberge pour quelques jours. La jeune femme a l’impression d’entrer dans un dortoir interdit aux filles – du genre d’Hélène et les garçons – jusqu’à ce que le prêtre lui assure que des sœurs y séjournent également. Ils se rendent dans la petite chapelle, déserte à cette heure avancée de la soirée, s’installent sur le banc au premier rang.
— Il est venu me voir la nuit précédant l’incendie de Notre-Dame, dit Hernandez en désignant le Christ sur sa croix au-dessus de l’autel. Il m’a dit que c’était un signal. Une mise en garde.
— Une mise en garde de quoi ?
— Je ne sais pas. Le monde ne tourne peut-être pas dans le sens qu’Il veut.
— Et Il est revenu avant que la cathédrale de Nantes parte en fumée ?
Le prêtre acquiesce.
— Il m’a dit la même chose cette nuit-là. Et une troisième fois avant Chartres.
— Et Il vous a parlé hier, si je comprends bien. Qu’a-t-Il dit ?
— Que nous devions pas laisser le monde dans l’état actuel.
Ophélie lâche un petit rire.
— Pardon, mais ça, c’est évident, fait-elle. On sort à peine d’une pandémie mondiale mais personne n’a appris quoi que ce soit de cette période, on va élire comme président un type accusé de harcèlement sexuel… Ces dernières années, on a détruit des pans entiers de forêt, on a pollué les eaux, et…
Un bruit interrompt Ophélie. Quelque chose qui tombe sur la pierre du sol, près de l’autel.
Curieux, ils s’y dirigent tous les deux. Hernandez cherche par terre avant de ramasser un objet singulier : un clou rouillé couvert de sang. Il lève la tête vers le Christ en bois peint suspendu à sa croix.
— Il arrive, murmure-t-il.
Au même instant, un bruit similaire retentit juste à côté. Le clou planté dans le poignet du Christ vient de se détacher à son tour.
Une drôle de peur s’empare d’Ophélie, qui recule instinctivement.
Sous ses yeux incrédules, la statue s’ébroue.
Les clous dans les chevilles tombent eux aussi. Puis l’homme représenté semble prendre vie : la texture du bois se change en peau, en lin, en cheveux. Il s’étire, tend une jambe afin de poser le pied sur l’autel. Il descend de sa croix ensuite, dans un mouvement saccadé, comme rouillé. La pièce de tissu qui recouvre ses hanches manque de tomber, et il la rattrape au dernier moment ; un peu plus et il se retrouvait nu au milieu de la chapelle.
— Pardon, dit-il d’une stupéfiante voix grave.
Ce qui fait frissonner Ophélie, mais d’effroi cette fois. Hernandez, lui, ne bouge pas, à croire qu’il a l’habitude.
Le Christ descend de son perchoir et s’avance vers eux. Il est très grand : la sculpture était monumentale. L’homme regarde alors ses mains, ses poignets transpercés d’un trou duquel du sang s’échappe, puis touche son front, où il trouve une couronne d’épines.
Il soupire.
— Décidément, à chaque fois il faut que Je M’incarne dans une sculpture du Fils, c’est d’un pénible… Je préférais quand Je prenais forme dans un ange.
Il s’adresse ensuite au prêtre figé devant lui.
— Désolé, il y avait urgence, énonce-t-Il. Manifestement, les rêves ne suffisent plus.
— Seigneur, pardon…
— Ne t’excuse pas. Je Me doutais qu’envoyer des signes ne servirait à rien, la subtilité ce n’est plus votre fort. Je Me demande si ça l’a déjà été, d’ailleurs.
Dieu incarné dans le Christ fait quelques pas dans la chapelle, éprouvant Son équilibre, avant de Se diriger vers une fenêtre au fond. Là, Il S’empare d’un rideau, l’arrache, et le drape autour de Lui comme une toge.
— Ah, c’est mieux. Non pas que ça Me dérange, mais il fait froid dans vos églises. Bref. La subtilité.
Sa voix demeure calme et posée ; Ophélie y entend pourtant quelque chose d’autre, un accent d’autorité ou de colère. Elle ne parvient toujours pas à faire un geste, ou à ouvrir la bouche.
— Il va falloir Me changer tout ça, reprend Dieu. Je ne Me suis pas amusé·e à vous créer pour que vous détruisiez cette planète. Ou pour que vous tapiez sur ce que vous considérez comme différent de vous. Un président de la République qui marche sur les femmes qu’il rencontre ? Allons !
— Et que devons-nous faire, alors ? se risque Hernandez.
— Je n’en sais rien, c’est à vous de trouver. Mais dépêchez-vous. Sinon ce ne sera pas une cathédrale par an que vous verrez brûler.
— Pourquoi nous ?
— Quoi, pourquoi vous ? Pourquoi la France ? Vous faites partie des plus hypocrites sur cette Terre. Ne t’inquiète pas, une fois votre cas réglé, Je m’occuperai des autres.
Dieu sourit sur ces mots, avec un air sincère, presque affable. Il quitte ensuite la chapelle sans un regard en arrière, d’un pas tranquille, sifflant Le Temps des cathédrales à la perfection. Ses pieds ensanglantés ne laissent aucune trace sur le sol.
Le dimanche suivant, le candidat favori à l’élection présidentielle est désigné avec 51 % des suffrages exprimés.
Le lendemain, toutes les cathédrales de France brûlent en même temps.