Fragmenta
23 h 30. Elle est en retard.
Après un soupir, la jeune fille termine d’installer son barda sur la scène, non loin du bar ; il ne lui reste plus qu’à brancher la platine et le tour est joué. Tout autour d’elle, les employés de la boîte s’activent telles des fourmis, au pas de course et sans un mot, tandis que dehors, une certaine clameur s’élève de la rue.
Voilà le moment que Gabrielle déteste le plus : l’excitation montante de ceux qui viennent la voir jouer, tandis qu’ils patientent dans l’attente du début du spectacle. Sa renommée grandissante n’aide pas à calmer son angoisse – bien plus que du trac, à ce stade – et elle se demande souvent pourquoi elle persiste à donner des sets dans les établissements de ce genre. La clientèle n’est pas celle devant qui elle joue d’ordinaire. Il faut dire que la Boîte Noire, cet établissement chic et select de Paris, est à mille lieues des festivals de musique electro dans lesquels elle se produit. Mais trop tard pour reculer : les portes sont ouvertes, et un flot de gens bien habillés s’engouffre dans la fosse comme un tsunami.
Tant pis, songe-t-elle en haussant les épaules. C’est Côme Bourgeois, le propriétaire, qui tenait absolument à ce qu’elle donne une représentation, la relançant régulièrement jusqu’à ce qu’elle cède. En même temps, le joli cachet qu’elle recevait en échange n’a pas mis longtemps à la décider, et puis la directrice de la boîte lui a paru sympa quand elle l’a rencontrée. Une belle jeune femme aux longs cheveux noirs et au sourire bienveillant, une sorcière, comme elle…
Je manipule la chance, lui a-t-elle dit avec un air de défi. Et toi ?
La DJ a haussé un sourcil et lui a répondu : tu verras bien.
Pourtant, maintenant, alors qu’elle s’apprête à jouer devant un parterre de jeunes gens friqués et impatients, Gabrielle se demande pourquoi elle a accepté. Elle préfère l’ambiance feutrée du club où elle a ses habitudes, ses potes musiciens, ses fans… pas la fine fleur de la jet set parisienne.
— Ça va ? l’interpelle une voix très grave derrière, la sortant de ses pensées.
Elle se retourne et tombe sur son ami Oxyde, qui travaille ici comme chargé de sécurité. C’est d’ailleurs lui qui l’a convaincue de tenter l’aventure… Le type, un grand Noir aux longues dreadlocks et aux mains couvertes de tatouages, lui adresse un sourire.
— Pas sûre d’avoir bien fait de t’écouter, lui répond-elle. Au moins, je n’aurai pas à me préoccuper du loyer pour les six prochains mois, avec le chèque que je vais recevoir, mais quand même…
— Ça se passera bien, tu verras.
Gabrielle achève de préparer son matériel tandis qu’Oxyde garde le silence, observant la foule s’agglutiner devant la scène. Ou plutôt, observant le patron, Côme, boire un verre au bar, engoncé dans son costume à cinq chiffres. Il y a dans le regard de son ami comme une étincelle de rancœur.
— Et si tu lui jouais un petit tour ? suggère-t-il soudain. Lui montrer qu’ici, les sorciers ne sont pas à sa botte et qu’il finira par regretter de trop tirer sur la corde ?
— Oh, on a un compte à régler avec le Bourgeois ?
— Exactement. Tu manipules les émotions, n’est-ce pas ?
Gabrielle acquiesce, songeant au défi lancé par la directrice, qu’elle aperçoit près du bar. Ils se sont tous donné le mot, on dirait…
— Je vais lui faire une démonstration, lui assure-t-elle alors. Tu ne seras pas déçu du voyage.
Oxyde sourit – sourire plus carnassier cette fois, et ravi d’avance – puis s’éloigne afin de retourner à son poste. En fin de compte, la soirée ne manquera pas de sel.
À minuit pile, Gabrielle commence son set avec l’envie de s’amuser un peu. La lumière s’abaisse, les enceintes craquent un instant, puis un lent tempo démarre, sourd, résonnant dans les os, coupant net les discussions des clients qui se tournent vers la scène. Derrière la DJ, un écran géant s’allume pour afficher les lettres déstructurées de son pseudonyme.
Fragmenta.
Comme son pouvoir, dont elle use dans le but de fragmenter les émotions des autres, les analyser, les gouverner. Sa magie, cette nuit, passera dans la musique, traversera ses mains pour s’engouffrer dans sa platine, rejoindre les signaux électriques et s’évaporer dans la fosse sous forme de sons. Gabrielle fera ce qu’elle veut de son public ; elle s’amusera avec lui comme avec une marionnette. Peut-être que cela coupera au propriétaire des lieux l’envie de jouer au petit chef avec les sorciers, lui qui ne possède aucun pouvoir…
Finalement, elle ne regrette pas d’être venue.