Spina Nigra
La renommée d’Atlacoaya ne se situe pas dans ses marchés, ses innombrables commerces et négociants, bien que l’on vienne des quatre coins du monde afin de les découvrir ; elle ne réside pas non plus dans sa population aussi grande que diverse, fruit d’un métissage de plusieurs siècles durant lesquels les habitants de ce monde ont dû se réfugier là où ils le pouvaient, déplacés par l’avancée toujours plus rapide des terres noires. Cette renommée, en réalité, demeure dans ses lieux saints.
La Cité dans le sable possède en elle des centaines d’églises, des milliers de clochers, de minarets, de coupoles, de symboles ; tous suivent un même chemin que l’on nomme la procession, interminable itinéraire que l’on emprunte à la Porte des temples et qui permet de passer devant l’entrée de chacun de ces sanctuaires afin d’y pénétrer pour prier. La légende raconte d’ailleurs que personne n’en est arrivé au bout.
Il existe des centaines de cultes différents, religions, croyances et spiritualités, les unes consacrées au ciel, les autres au sable ; aux dieux, aussi, des divinités de tous les âges allant de l’entité toute-puissante aux esprits dormant dans des objets inanimés. Les prières et les chants qui leur sont dédiés sont innombrables, et je crois qu’il serait vain de tenter de les compter. On les entend à toute heure de la journée, déclamés face au ciel ou murmurés du bout des lèvres, accompagnés d’instruments de musique, de signes exécutés avec les mains, de perles égrenées sur des chapelets ou des bracelets, de parfums d’encens ou de papier brûlé.
L’on raconte que chacune de ces fois maintient Atlacoaya debout, lui permet de demeurer solide sur ses fondations ; que la multitude de paroles, de mots sacrés, de vers récités garde la cité dans une paix relative en attendant l’avènement de son nouveau roi ; qu’en entamant la procession – qu’on la termine ou pas –, en passant les portes des sanctuaires, on tient en respect les puissances qui coulent en elle, sous son sol, qu’on les empêche de déchaîner leur fureur.
Ce qui s’est déjà produit une fois. On a appelé cet événement la Grande Colère, et les conséquences ont été funestes.
Certains cultes sont étonnants, venus d’on ne sait où, par le caprice d’un pèlerin qui raconte les avoir emportés dans ses bagages, ou inspirés à un habitant d’Atlacoaya. Si vous suivez la procession par exemple, en vous engageant dans la Rue des Chapelles et en empruntant le second tournant à gauche, vous parviendrez à une venelle pavée de pierres d’un rouge très sombre. Tout au fond, vous découvrirez alors un petit temple oublié connu de quelques fidèles seulement, et tenu par un ordre de sœurs ayant fait vœu de silence.
L’intérieur du temple n’est pas très grand, éclairé à la bougie, et décoré de riches tentures de soie tissée à la main. Le motif vous surprendra, car vous aurez la sensation de déjà le connaître, comme de nombreux curieux passés là avant vous : un entrelacs délicat de ronces stylisées, longues lignes souples hérissées d’épines noires. Non loin de cette immense tapisserie suspendue au mur se tient un autel en bois blanc comme neige.
Et sur cet autel, vous verrez le trésor le plus précieux de cette congrégation, l’un de ces objets de pouvoir mis à l’abri dans les temples d’Atlacoaya : un reliquaire.
Un coffret en verre, en réalité, comme on n’en fait plus depuis bien longtemps, les verriers ayant tous disparus avec leur savoir. L’écrin rectangulaire, aux arêtes consolidées par de l’argent pur et ciselé, est exposé à la lumière de la seule fenêtre du temple ; quand le soleil passe à travers cette ouverture, ses rayons caressent les perles du collier que contient la boîte, et illumine la pierre violette sertie dans le pendentif.
La pierre n’est pas une pierre comme les autres. Elle renferme en son sein l’objet du culte de ce sanctuaire, toute sa ferveur, toute sa foi : quelques épines à peine, les restes d’un morceau de branche au bois pétrifié. Les vestiges d’un arbre dont on a tout oublié, sauf les sœurs, qui attendent un signe peut-être, un appel venu d’ailleurs.
Votre cœur se serrera à la vue de ce bijou finement exécuté, et de l’idée qu’il garde en lui. Deux ou trois aiguillons ayant traversé le temps, affronté les siècles pour se trouver là, sous vos yeux, sans que vous sachiez pourquoi ils revêtent autant d’importance. Mais lorsque vous quitterez les ombres du temple afin de retrouver l’air libre et le soleil du désert, vous aurez l’inexplicable sentiment que quelque chose s’est remis à sa place.