L'horloge d'Abraham
L’horloge s’était arrêtée le jour où la mère d’Abraham mourut. Personne ne sut s’il s’agissait là d’une conséquence de la disparition de la vieille femme, ou d’une simple coïncidence.
« Nous ne sommes pas en mesure de contrôler les horloges dans le vrai monde », disait Abraham avec philosophie. « Ce n’est qu’une simple panne. » En réalité, lui-même était incapable de contrôler le temps – ni quoi que ce soit d’autre – dans les mondes voisins ; ce n’était pas lui qui possédait ce don. En tout état de cause, il ne toucha plus jamais à la pendule, ne tenta pas de la remonter, et aucun horloger ne vint afin de la réparer.
L’horloge en question était une délicate machinerie aux dentelles de cuivre, un amas de rouages dissimulé au cœur d’une lourde coquille en bronze. Sa façade sculptée représentait les vestiges d’un immense cadran aux chiffres romains dont il ne resterait que des fragments, comme si le tout avait fondu, pris dans les feux de l’Enfer. N’en subsistait que deux longs bras, en haut et en bas, à la semblance de pattes d’insecte géant, ainsi que le VI et une partie du XII. Un cercle plus petit se tenait au centre, bordé d’une nouvelle série de chiffres, un cadran presque intact au milieu d’un autre décharné, et où apparaissaient les aiguilles, deux fines ailes en or. L’appareil impressionnait par son exécution, mais aussi par son poids, avoisinant les quinze livres.
Parmi les membres de la famille, l’on ignorait comment cette monstrueuse splendeur avait atterri dans le salon de Mrs St. John. L’horloge ne se trouvait pas là avant le décès de son mari survenu des années plus tôt ; elle y apparut sans crier gare, sans que personne n’en connaisse la provenance. Abraham lui-même, lors de ses nombreuses visites à sa mère, n’en apprit pas davantage. C’était tout juste s’il avait noté, au premier abord, la signature discrètement apposée sur une aiguille lorsqu’il l’avait examinée : Hoenne, inscrit d’un geste délié, gravé dans l’or.
Cela ne l’empêcha pas d’apprécier l’objet, de l’admirer tel un trésor : au contraire, le secret qui l’entourait en rajoutait à son mystérieux charme. Et quand la gouvernante retrouva Mrs St. John inanimée dans son lit un dimanche matin, emportée par une crise cardiaque, il fut le premier à remarquer l’immobilisme de l’horloge.
Il n’en parla qu’à sa sœur, une fois leur mère mise en terre. Victoria sourit quand il lui dit ces mots – « ce n’est qu’une panne » – car elle y entendait autre chose. Abraham pensait que les aiguilles reprendraient leur course lorsque la disparue reviendrait. Oh, il ne croyait pas à la vie éternelle, ni au retour des morts parmi les vivants ; il savait, en revanche, qu’il existait par-delà le sommeil un monde étrange, accessible en rêves uniquement, et que sa chère mère pourrait bien y apparaître un jour.
Il le savait car sa sœur possédait le don des rêves. Sa sœur possédait la clef menant à ce monde. Pas lui.
Quelques semaines après la mort de Mrs St. John, ils décidèrent tous les deux de céder la maison à un acheteur intéressé depuis belle lurette. La bâtisse était encore hantée par leurs souvenirs d’enfance, tristes images de leur mère délaissée et de leur père violent, si bien que ni Abraham ni Victoria n’éprouvèrent de regrets lorsqu’ils signèrent l’acte de vente. Chacun récupéra quelques objets – bijoux, vêtements, livres – et, bien entendu, Abraham emporta la pendule qu’il exposa dans son propre salon. Chaque jour, il y jetait un coup d’œil, un seul, avec l’espoir de voir de nouveau ses aiguilles tourner, mais il n’en fut rien.
Victoria suspendit la version onirique de l’horloge dans sa tour. C’était le premier souvenir qui lui appartenait vraiment – cette année-là, la tour ne changeait pas de forme lors des visites de la jeune femme, car elle était neuve, et presque vide ; le don des rêves de Victoria s’était manifesté pour la première fois peu de temps auparavant.
Elle aurait pu réparer l’horloge, faire tourner ses aiguilles. Elle aurait pu ramener sa mère, ici, dans cet univers qu’elle était seule à arpenter, lui redonner corps. Seulement, Mrs St. John n’aurait été qu’un spectre. Une image, certes fidèle, mais une simple image, juste un écho sans substance. Et Victoria refusait de peupler son monde par des fantômes.
Bien des années plus tard, alors que le souci et le deuil s’étaient abattus sur la vie de Victoria, alors qu’elle était devenue une dame âgée marquée par tant de chagrins, elle rendit visite à son frère. Ce dernier aussi avait changé : comme elle, il avait laissé sa beauté d’antan afin endosser la parure de la vieillesse, qui avait creusé leurs visages et jeté un voile gris sur leurs cheveux autrefois si sombres. Seule leur vêture était restée la même, à ces deux-là : ils ne purent jamais surmonter la peine d’avoir perdu leur mère, et gardèrent le noir sur eux jusqu’à la fin de leurs jours.
Et l’horloge, l’horloge aux aiguilles immobiles, elle était toujours là.
« Chaque jour, je l’ai regardée, dit Abraham. Et chaque jour, elle est demeurée muette.
— Mère n’est jamais revenue, je peux te l’assurer. »
Victoria avait répondu d’une voix faible et désolée, car elle savait ce qui se cachait sous les paroles de son frère.
Si Mrs St. John n’avait pas surgi dans ses rêves, c’était parce que la jeune femme se le refusait. Les fantômes ne réapparaissent jamais d’eux-mêmes : il faut, pour cela, les invoquer. Et ceci, Abraham en était parfaitement au courant.
« Pourquoi t’es-tu empêchée de retrouver Mère ? demanda-t-il. Tu en avais le pouvoir, et la chance… »
Victoria hésita. Elle voyait bien la douleur dans les yeux fatigués de son frère, et peut-être un peu de jalousie, aussi. Lui ne possédait pas le don. Il en avait fait le deuil, croyait-elle… du moins, autant que l’on puisse faire le deuil de quelque chose d’inaccessible.
« Je refusais d’être la seule à la revoir, révéla Victoria. Je ne voulais pas que tu sois ici à regarder tourner ces aiguilles alors que je parlais à son fantôme. Ce n’était pas juste pour toi.
— Oh, ma sœur… »
Et ce fut tout ce qu’il répondit. Pourtant, dans ces mots, il y avait tant de gratitude et d’amour que Victoria en eut les larmes aux yeux.