Les egregores de Victoria St. John
Ce jour-là, la tour s’élevait près de la mer.
Elle était posée en équilibre précaire sur la falaise, le plus près possible du gouffre, comme abandonnée par une main invisible ; sous sa base, les rochers s’érodaient, mangés par le vent, par les courants et le sel. Des milliers de tempêtes ne l’auraient pas fait trembler cependant, car elle semblait aussi ancienne que le Temps, et aussi solide que la persévérance des vagues à ses pieds.
Un ciel étrange surplombait le paysage. Froid et blanc, sans nuages, sans soleil, sa lumière métallique se jetait sur le monde, sur la falaise et la tour tel un éclat sur la lame d’un couteau. Le bleu n’avait jamais habité ce ciel ; l’on aurait pu dire, d’ailleurs, que les hommes n’avaient jamais vu l’azur s’y lover, rejoint par l’indigo au déclin du jour, mais aucun homme n’avait foulé ces terres en réalité. Seule une femme pouvait entrer dans ce monde.
La voilà qui s’avançait sur la roche escarpée, une main gantée relevant l’ourlet de sa robe. Victoria St. John était vêtue de noir de pied en cap : bottines et jupes, corsage et veston, jusqu’au chapeau orné d’une voilette, plongeant son visage pâle dans l’ombre. La frêle silhouette marchait avec précaution vers la tour, ce fantôme de phare sans lumière, sans se soucier des gouttelettes projetées par les vagues tout près d’elle ; l’océan ne l’effrayait pas. Pas ici en tout cas.
Une fois parvenue au pied du campanile, Victoria retira la coiffe et sa voilette dissimulant la perfection de ses traits, et plissa ses yeux sombres levés vers le sommet de la construction. Ses pierres lui étaient étrangères ; la porte, aussi, rouge, en bois peint. Le bâtiment n’apparaissait jamais à la jeune femme sous la même forme, il changeait à chacune de ses visites. Phare, puis clocher, tour de guet, beffroi, château d’eau, donjon… De granit ou de pierre noire, à la surface polie ou inégale, parfois percé de fenêtres, de meurtrières, et parfois sans la moindre ouverture, planté près de la mer ou au milieu d’une forêt. Cela ne préoccupait pas Victoria car le plus important se trouvait dedans ; surtout, elle en possédait la clef.
Elle entra sans attendre et retrouva le cocon familier et rassurant de sa tour. Si l’extérieur changeait, l’intérieur, lui, restait le même, étonnant musée tout en hauteur, aux murs couverts de tapisseries sombres et d’étagères en bois, des bibliothèques courbées afin d’épouser la cambrure de la paroi. Au centre, un escalier de pierre s’élevait en colimaçon, donnant sur les rayonnages de ce mystérieux cabinet de curiosités. Victoria, comme chaque fois qu’elle pénétrait dans son antre, jeta un regard fasciné à son jardin secret, puis retira ses gants avant de monter quelques marches.
Il y avait là des souvenirs. Des objets ramassés dans les maisons, sur le bord des routes, dans l’herbe sous les arbres. Insolites ou banals, précieux parfois, et toujours chargés de ces images, sons et émotions appartenant à d’autres, échoués dans ce monde, oubliés peut-être, ou bien abandonnés, comme lorsque l’on se défait d’un trop lourd fardeau ou d’un mauvais rêve. Victoria les cueillait comme on cueille une fleur. Elle les rassemblait dans sa tour, au milieu de ces milliers d’autres égrégores regorgeant de peine et de chagrin, d’espoir et de bonheur, d’attente, de résignation, de silences assourdissants et de cris. Elle ignorait pourquoi, pourquoi les ramener, pourquoi s’emparer de ces restes de mémoires, mais elle pensait qu’ils seraient bien plus à l’abri ici que dehors, à la merci des ans et de la poussière.
Aujourd’hui, elle venait de trouver un coquillage. Tacheté de vert, de beige et de noir, poli et brillant, il était intact, piégé dans le sable sur la plage non loin. Lorsqu’elle l’avait pris dans sa main, l’eau de la mer s’était infiltrée dans le velours de ses gants, lui permettant de voir le souvenir, de le vivre par procuration, vision un peu étouffée par le poids des années.
La mer. La mer et le ciel, et la ligne entre les deux, l’horizon où tout se mélange.
Le bleu qui a le goût de sel et de larmes sur sa langue. Le bleu d’un regard que l’on ne reverra plus.
Un au revoir. Un adieu. Et toute la peine derrière, le serrement du cœur, l’arrachement déjà résigné.
Le souvenir n’était pas le sien. Mais Victoria avait quand même mis le coquillage dans sa poche, et arpenté le sable pour regagner la falaise, et la tour.
À présent dans son refuge, à l’abri des vagues et du vent, elle chercha une place pour sa trouvaille sur une étagère située au milieu du phare aveugle, après avoir gravi plusieurs dizaines de marches. La jeune femme joua avec le coquillage durant quelques secondes ; elle laissa errer ses doigts sur le poli de la nacre, le porta à son oreille afin d’écouter sa voix, la voix de la mer, l’appel du large. Elle sourit ensuite, puis déposa son trésor entre une plume de paon blanc et un carton d’invitation à l’inauguration d’un cirque, imprimé d’argent sur du noir.
Elle ignorait pourquoi elle collectionnait ces réminiscences, ces lambeaux de mémoire. Elle ne savait pas non plus à qui ils appartenaient, même si elle se doutait que ces gens étaient sans doute morts depuis longtemps, ou pas encore nés – parfois, certaines visions lui paraissaient curieuses, montrant des objets ou des lieux bien trop modernes et futuristes pour son époque. Mais elle aimait les découvrir, les arpenter comme on parcourt un jardin. L’image lui plaisait : des milliers de jardins secrets reposaient là, dans son abri, dans sa tour aux égrégores, et elle s’imaginait qu’ils vivaient encore parce qu’elle en prenait soin.
Après avoir confié le coquillage au phare, Victoria redescendit l’escalier et s’empara de ses gants abandonnés dans l’entrée, puis quitta la tour.
Et à cet instant, elle se réveilla.