Ihato
Les habitants d’Atlacoaya considéraient les oiseaux noirs comme des mauvais augures ; et puisque l’on ne voyait plus aucun oiseau dans le désert qui entourait la Cité-sans-roi, on pensait que les jours de malheur s’étaient enfuis. Chacun s’efforçait d’oublier les malédictions et les coups du sort afin de ne pas attiser l’inquiétude. On occultait les signes, les comptait pour rien, les effaçait de sa mémoire.
Mais ce n’était pas le cas de tous.
Dans les rues poussiéreuses de la Cité, tout près de la porte des sommeils, vivaient deux petites filles, des jumelles au teint de bronze et aux iris chargés d’or, à l’esprit envahi de voix. Toutes les deux cherchaient les présages et n’en craignaient aucun. Elles les traquaient dans leur quartier, le plus pauvre d’Atlacoaya, sur les murs de pierre et d’argile, dans le ciel, si bleu et sans nuages, si effrayant parfois, dans les rêves de leurs voisins… Zih et Tih les pourchassaient sans relâche, comme si leur vie en dépendait. Et puisque l’usage de la magie était proscrit depuis la Grande Colère, elles le faisaient en silence, l’unique condition imposée par leur mère.
Je ne peux vous demander de museler vos dons, leur avait-elle dit. Seulement de prendre garde à ce que personne ne vous surprenne.
Yirat craignait toujours que ses filles se trahissent un jour. Pourtant, elle les encourageait à s’exercer, à aiguiser leurs pouvoirs si particuliers. À sept ans, elles découvrirent grâce à leurs rêves les ruines oubliées d’un puits, offrant ainsi à leur quartier un nouvel accès à l’eau potable ; à neuf ans, elles redonnèrent vie à une parcelle de terre stérile depuis des années.
À dix ans, elles racontèrent à Yirat qu’elles avaient voyagé vers d’autres mondes dans leur sommeil, et que ces mondes étaient morts.
Zih et Tih émerveillaient leur mère chaque jour ; rien ne pouvait dépasser l’amour qu’elle leur portait, à part peut-être la peur qu’on leur fasse du mal. Elle y songeait souvent lors de ces instants où le temps semblait se figer dans la lumière rouge projetée sur Atlacoaya, les soirs d’été. Le soleil qui disparaissait derrière les dunes, la cité dans le sable qui n’en finissait pas d’étouffer, prise dans l’atmosphère brûlante et sèche de fin du monde qui les accablait depuis si longtemps… Yirat ressentait toujours ce serrement dans le cœur lorsque le silence se faisait, lorsque la rue se vidait de ses habitants pour se préparer à la nuit, avant la venue des ombres. Il lui semblait que les secondes s’écoulaient plus vite et plus lentement à la fois, prémices d’un changement à venir. Un bouleversement, une porte qui s’ouvre – ou qui se ferme. Ne pas savoir l’affolait.
Ce soir-là, elle trouva Tih dans la pièce principale de leur petite maison ; elle dessinait sur un parchemin à l’aide d’un morceau de charbon, le visage concentré.
— Où est ta sœur ? lui demanda Yirat. La vieille Serre va bientôt arriver pour le repas, j’espère que Zih est rentrée.
Tih leva la tête de son ouvrage afin de regarder sa mère, les yeux plissés, un peu ailleurs.
Elle l’appelle, songea Yirat. Elles se parlent.
Ce n’était pas la première fois, mais cela la troublait toujours.
La fillette sourit alors, de ce sourire rayonnant, à la fois innocent et sage, comme si elle avait déjà vécu mille vies.
— Zih est dans la cour. Elle a trouvé un oiseau !
Un oiseau. Le ventre de Yirat se contracta malgré elle, et une étrange appréhension s’imposa, vestige de superstitions d’antan, de peur irrationnelle.
« Dans la nuit et dans le sable vint un jour Ihato, qui sema la désolation entre les murs d’Atlacoaya, et lâcha ses ombres dans les rues. »
Les mots se déversèrent tous seuls dans sa tête, précis et terrifiants. Yirat pouvait réciter par cœur le conte d’Ihato, l’oiseau noir venu punir les mortels pour avoir provoqué la colère du dieu Kaen. Depuis lors, la magie était interdite.
Ce ne sont que des histoires, se persuada-t-elle. Et les oiseaux ne volent pas jusqu’au désert.
Comme prévu, Zih se trouvait dans la minuscule cour cachée derrière la maison. La petite fille était agenouillée dans la terre et avait creusé un trou ; en témoignaient ses doigts aux ongles noircis, les taches sur sa robe beige.
— Oh, Zih… déplora Yirat en constatant les dégâts.
La fillette se tourna vers elle et lui adressa le même sourire éclatant que sa sœur. Dans sa main, elle tenait quelque chose, un trésor tiré de la terre.
Un crâne d’oiseau, fragile et ancien, aux larges orbites vides, au bec effilé.
— Je pense que c’était un oiseau noir, dit Zih. Je l’ai vu dans un rêve.
Elle admirait sa trouvaille en l’observant sous toutes ses coutures ; Yirat, elle, força son cœur à s’apaiser.
— Lorsque j’étais enfant, apercevoir un oiseau noir était un mauvais présage, raconta cette dernière d’une voix tremblante. Il apportait le malheur, comme Ihato.
— Les oiseaux noirs n’apportent pas le malheur, ils annoncent les changements. Mais la plupart du temps, ces changements sont douloureux. Et ils coûtent cher, parfois.
— Que veux-tu dire ?
Zih ne répondit pas, et haussa les épaules. Ses yeux dorés se perdirent dans le vide quelques instants, ce qui inquiéta sa mère. Mais Yirat savait qu’il ne servait à rien de contraindre ses filles à lui confier leurs secrets. Elles devaient d’abord les démêler, les comprendre avant de les révéler, cela s’était toujours passé ainsi.
— J’ai vu Ihato, ajouta la fillette. Et Tih aussi l’a vue. Cette nuit.
Elle parlait à voix basse, comme si elle craignait que quelqu’un l’entende.
Ce n’était qu’un rêve, se rassura Yirat. Ihato n’est qu’une légende.
Pourtant, elle ne put réprimer un frisson. Ses filles rêvaient ensemble, et partageaient leurs songes. Et cette fois-là, l’oiseau de mauvais augure leur avait rendu visite.
Un signe. Un signe important qu’elles ne devaient pas occulter.
La nuit, alors que la maisonnée dormait en paix dans le silence d’Atlacoaya, dans ses ténèbres chaleureuses, Yirat rêva à son tour.
Voilà longtemps que son propre don ne s’était pas réveillé. Il ne s’avérait pas aussi puissant que celui de ses filles, mais il avait permis par le passé de répondre à des énigmes, et de les protéger toutes les trois.
Elle rêva d’Ihato, bien entendu. Une femme dans sa cour, petite et maigre, vêtue de noir. Elle portait une robe au tissu lourd et chaud, et brodé, couvert de dentelle. Et elle lui souriait. Elle était belle, avec ses cheveux si sombres, sa peau blanche comme on n’en avait plus vu depuis longtemps, et les rides naissantes au coin de ses yeux. Mais son regard brillait d’une tristesse sans pareille.
— N’aie pas peur, Yirat, dit-elle avec douceur.
— Comment puis-je faire autrement ? Vas-tu nous punir, encore ?
Ihato inclina la tête sur le côté, comme si elle ne comprenait pas la question. Son sourire s’élargit.
— Je voulais voir quelqu’un avant de m’en aller, rien de plus, répondit-elle. Bientôt, je ne pourrai plus voyager dans des mondes comme le tien.
— Pourquoi ?
— Il arrive que le prix à payer soit élevé pour permettre au changement d’arriver.
La plupart du temps, ces changements sont douloureux, avait dit Zih. Et ils coûtent cher, parfois.
Cela suffit à réveiller Yirat, qui ouvrit les yeux dans le noir. La silhouette d’Ihato s’effaça, remplacée par la chambre envahie de pénombre. Dans le grand lit où elle reposait, Zih et Tih dormaient profondément.
Yirat se demanda quel serait le prix, et quel serait le changement. Elle n’avait pas eu le temps de poser la question à Ihato.
Avant de se rendormir, l’image de la femme réapparut dans son esprit. Elle tenait, entre ses doigts gantés de noir, le crâne d’oiseau déterré par sa fille.