Un bracelet de turquoise
Jacob attend là depuis des heures. Assis sur un muret, les coudes appuyés sur ses genoux et le menton posé dans sa main, il observe les passants sans bouger à la recherche d’une victime à dépouiller. Le soleil rouge de Kalir se tient à son zénith, signe que le marché va bientôt fermer ses portes ; commerçants et acheteurs se pressent pour terminer les négociations en cours, avant que la cloche de cuivre des halles ne résonne sur la place. C’est le jeu, ici : l’on ne marchande pas en dehors des horaires prévus, une vieille superstition qui n’a plus vraiment de sens mais que tout le monde met un point d’honneur à respecter.
Peu de gens remarquent Jacob lorsque ce dernier se tient en faction près des étals. Ou du moins, ils ne s’en méfient pas. Il ressemble aux mercenaires en permission que l’on croise parfois, avec ses vêtements de cuir et les deux poignards accrochés à la ceinture, et pourtant il n’en a pas la carrure. C’est un voleur en réalité, doublé d’un arnaqueur de première ; une crapule qui se sert sans vergogne de sa belle gueule et de son bagou afin de tirer un maximum d’argent à sa proie. Quand il s’approche de la personne sur laquelle il a jeté son dévolu, la victime est d’abord subjuguée par sa voix, chaude et un rien rauque, puis par sa beauté. Peau mate, cheveux noirs et bouclés, sourire ravageur… Ce qui fait oublier, pour un temps, ce qu’il est vraiment.
L’étranger, le bâtard. L’enfant de Theodorus de Shyr, le riche commerçant à l’immense flotte parcourant les mers, et d’Asmahane Endresen, la fille d’une sorcière du désert.
Un mage du sable, aussi, qu’on dit capable d’entendre les esprits des morts perdus dans le désert du Centre. Voilà un pouvoir que Jacob n’a jamais pensé détenir, bien qu’il n’en mettrait pas sa main à couper.
Ce sont ses yeux qui troublent ceux qui le croisent. L’un est noir comme la nuit, et l’autre rouge comme le grenat, brillant et sombre, porteur peut-être d’une double vue, croient-ils. Ce qui le fait sourire, à chaque fois, et lui retire ses scrupules à détrousser les passants imprudents.
Il a trouvé une proie. Là, cet homme… Il se promène entre les échoppes du marché, les mains dans les poches et l’air distrait. S’il est grand, il ne paraît pas très athlétique, comme en témoigne la bedaine qui distend sa tunique bleue. Jacob n’aura aucun problème à le dépouiller de sa bourse, et si l’homme se rend compte qu’on tente de le voler, il ne pourra pas courir bien longtemps. Une proie parfaite.
Mais avant qu’il puisse se lever, une silhouette familière apparaît dans la foule, ce qui fait hésiter Jacob. Il se fige après avoir reconnu la femme qui s’avance vers lui d’un pas tranquille.
— Quelle surprise, de Shyr, lance-t-elle à son attention.
— Je n’aurais pas mieux dit.
Malgré son ton détaché, il ne peut réprimer sa nervosité. Le ventre qui se contracte, et le cœur qui chute… Non, l’apparition de Ceren en ce jour d’été ne le ravit pas, en particulier pour les remords qu’elle lui inspire.
La jeune femme est vêtue comme lui, de cuir et de toile sombres, et porte ses longs cheveux roux réunis dans une tresse négligée. Sa peau est burinée par le soleil, ses yeux bleus brillent de leur éclat habituel, entre la fierté et la dureté, et le long de sa clavicule, la cicatrice est toujours là. Jacob tressaille encore à la vue de cette trace blanche sur la peau bronzée, car c’est lui qui a infligé le coup de couteau qui en est responsable.
Ceren s’assied à côté de lui sur le muret, et si son allure paraît désinvolte, sa main, elle, se tient à portée de son propre poignard.
— Te voilà en permission, toi aussi ? lui demande Jacob. Notre bon chef de guerre a décidé que ses soldats avaient droit à un peu de vacances ?
— Si seulement. Nous repartons dans une décade pour la frontière. Que fabriques-tu dans le coin ?
— Je ne crois pas avoir besoin de te faire un dessin.
La mercenaire sourit.
— Certaines choses ne changent pas, rétorque-t-elle. Toujours à traîner tes guêtres dans la région, comme si tu n’avais pas fait assez de dégâts…
Jacob ne répond pas. Il perçoit surtout l’insinuation, l’accusation : aucun des deux n’est sorti indemne de la relation tumultueuse qui s’est achevée trois ans plus tôt. À l’époque, Ceren ignorait tout de qui il était ; et lorsqu’elle l’a découvert, ses amis soldats ne l’ont pas entendu de cette oreille, et ont cherché à mettre Jacob aux arrêts, ce qu’elle a refusé. S’en est suivi un pugilat d’une incroyable violence, durant lequel un des mercenaires est mort sous les coups de Jacob, qui a aussi blessé son amante sans le vouloir. Depuis, ils ne se sont jamais revus.
— Tu le portes encore… murmure soudain Ceren, ce qui le sort de ses pensées.
Elle lui prend le poignet, où sont accrochés une multitude de bracelets. Argent, perles de verre ou de pierres… L’un deux, en cuir et turquoise, était un cadeau de Ceren, dont Jacob n’a pas souhaité se débarrasser. Il l’avait blessée, blessé son corps et son cœur, il lui avait menti, l’avait trahie, et n’a jamais pu se le pardonner. Avec le temps, sa culpabilité et sa honte se sont estompées, mais pas les souvenirs, qu’il garde à présent à son poignet.
Comme il ne répond pas, Ceren reprend, les yeux rivés vers la foule :
— Ces perles portent la couleur de l’océan. C’est pour cela que je les aimais tant.
— L’océan m’a toujours terrifié. Ce bleu à perte de vue, cette promesse de mort…
— Il existe donc quelque chose qui t’effraie, Jacob de Shyr ?
Il lâche un petit rire, désabusé et amer.
— J’ai eu peur de t’avoir tuée, reprend-il. Mais ça, ça ne compte pas.
— Et pourquoi ?
— Parce que le résultat est le même : tu es partie. Dès que tu as appris qui j’étais, dès que tu as su, tu t’es enfuie. De plus, tes amis ont tenté au mieux de me mettre en prison, au pire de me faire la peau. Et tu n’as pas bougé pour les arrêter.
Cette fois, c’est au tour de la jeune femme de garder le silence. Parce qu’il a raison : quand elle a découvert qu’il était non seulement un voleur mais également l’héritier de Shyr, elle a cru qu’il la trahissait pour de vrai. Elle a même pensé qu’il jouait avec elle, et son esprit s’est fermé, son cœur s’est asséché, et elle n’a pas retenu ses compagnons d’armes alors qu’ils essayaient de lui mettre la main dessus. Pas tout de suite, en tout cas.
— J’ai cru que tu me voulais du mal, hasarde-t-elle, et que notre histoire ne valait rien.
— Ne mens pas, s’il te plaît. Tu sais parfaitement que je n’ai rien souhaité de tel, je l’aurais déjà fait dans ce cas-là. En réalité, tu n’as pas encaissé d’être tombée amoureuse d’un criminel, avoue-le.
Ceren ouvre la bouche afin de répondre, mais aucun mot n’en sort. Jacob se doute qu’il a visé juste. Il se souvient encore de l’éclair de compréhension passant dans ses yeux bleus au moment où elle a trouvé, dans ses affaires à lui, la clef de cuivre du manoir des Shyr. Une clef d’ornement, sertie d’une impressionnante pierre noire, dont la forme a servi de modèle pour le sceau de la famille et de la compagnie commerçante qui lui appartient. Seul le fils disparu de Theodorus de Shyr pouvait posséder cette clef – le père et la mère ayant tous les deux péri en mer après un naufrage – et c’est ce que Ceren a réalisé tout de suite, avec stupeur. Elle était l’amante de cet homme, celui que dix pays recherchaient pour vols, trafic d’influence et meurtres, et elle ne s’en était pas rendu compte. Ce regard-là, plein de déception, de colère, mais aussi de résignation, Jacob n’a pas pu l’oublier.
— Que puis-je faire pour que tu me pardonnes, alors ? demande la jeune femme après un silence.
— Je n’ai jamais considéré qu’il y avait quelque chose à pardonner. Après tout, j’ai failli te tuer et je m’en suis longtemps voulu pour ça. Nous pouvons dire que nous sommes quittes, tu ne crois pas ?
— D’accord.
Ceren ne paraît pas convaincue, juste méfiante. Son ancien compagnon a la rancune facile et ne fait que rarement table rase du passé, si bien que sa subite magnanimité la surprend. Son calme, aussi ; mais Jacob n’a plus aucune envie de remettre cette histoire sur le tapis.
Le comprenant, la mercenaire semble se décider à partir. Elle se lève, époussette sa tunique, puis dit :
— Je ne pensais pas que tu oublierais si vite.
Un groupe de soldats s’approche sur la place, l’escouade dont fait partie Ceren. Lorsqu’il les repère, Jacob se tend et rabat sa capuche sur son visage. La jeune femme le rassure :
— Je vais les éloigner, le temps que tu quittes l’agora. Sois gentil, évite de te faire remarquer, pour une fois.
— Bien, madame.
Il se lève à son tour pour se diriger vers la ruelle voisine. Ceren lui adresse un signe d’adieu, auquel il répond en songeant qu’il la voit sans doute pour la dernière fois. Ce qui ne le chagrine pas vraiment, et le remplit au contraire d’une étrange satisfaction : elle lui a avoué à demi-mot qu’elle n’avait pas oublié, contrairement à lui.
Lorsque les soldats rejoignent Ceren, Jacob a déjà disparu, fondu dans les ombres.