Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre.
Le corbeau, Edgar Allan Poe – 1845
Le vieil homme vivait là depuis des dizaines d’années, tant d’années qu’il en avait perdu le fil et ne pouvait plus les compter. À quelques centaines de mètres se trouvait Amity Street, rue bien connue pour avoir abrité la demeure d’Edgar Allan Poe, et, pas très loin, le cimetière presbytérien de Baltimore. L’ homme était connu à travers le monde : il s’agissait du mystérieux visiteur qui, chaque nuit du 19 janvier, se rendait sur la tombe de l’écrivain afin d’y déposer trois roses et une bouteille entamée de coûteux cognac français. Le vieillard, souvent, esquissait un sourire en pensant à cette tradition qui durait déjà depuis quarante-quatre ans, mais il n’y avait là aucune volonté de faire du sensationnalisme ou de la publicité. Car s’il se rendait chaque année dans le cimetière, la nuit, avec pour compagnes sa fatigue et son arthrose, ce n’était que pour lui-même, et pour Poe.
Sa rencontre avec l’écrivain remontait à l’enfance. L’homme se remémorait parfois, avec émotion, les après-midis passés dans la bibliothèque de son grand-père féru de littérature. L’odeur des pages anciennes, du cuir des reliures, et de la poussière qui s’accumulait sur les meubles était pour lui un souvenir précieux et vivace, le plus beau des parfums. Il grandit le nez constamment plongé dans un livre, fit des études littéraires, puis se spécialisa dans l’œuvre d’Edgar Allan Poe, collectionnant des centaines d’éditions différentes de ses ouvrages, dans toutes les langues du monde, ainsi que des articles, des revues, des biographies. Il devint un éminent professeur de lettres, ce qui lui assura une vie confortable à lui ainsi qu’à sa famille. À ses deux fils, il transmit cet amour inconditionnel du verbe. Cependant, le vieillard n’eut jamais l’envie ou le besoin d’écrire lui-même. Lire lui suffisait, il se nourrissait des mots qui s’enchaînaient comme une musique, cette perfection créée par Poe, et il n’avait besoin de rien de plus.
Il regrettait souvent de ne pas avoir vécu à l’époque de son très cher Edgar, comme il l’aimait l’appeler. Le vieil homme se sentait parfois si proche de lui qu’il avait le sentiment d’être un membre de sa famille, ou un ami de longue date. Ce fut ce qui le poussa à entreprendre son mystérieux pèlerinage au cimetière de Baltimore, en 1949. Un siècle après la mort de l’écrivain, il se fit un devoir de le visiter sur sa tombe, le jour de son anniversaire, en lui apportant trois roses rouge sang, et une bouteille de Martell. Le vieillard s’y rendait de nuit, comme une apparition étrange sortie des ombres, et restait penché sur la pierre. Quelques minutes pour se recueillir, converser avec le fantôme de son cher ami, en trinquant pour lui par-delà la pierre froide sous laquelle il reposait. Il laissait le reste de la bouteille de cognac à la nuit, peut-être pour Edgar, peut-être pour les autres morts reposant dans le cimetière, ou peut-être pour les gardiens. L’homme repartait ensuite, se fondant dans le brouillard.
Il fallut des années avant que ce petit manège ne soit découvert. Par la suite, d’autres visiteurs accompagnèrent le vieil homme, quoiqu’en retrait. Il les devinait dans les ombres du cimetière, ces pèlerins clandestins qui ne disaient mot, qui jamais ne cherchèrent à savoir qui il était. Plus que la tombe de Poe, ils venaient pour être témoins du rendez-vous nocturne du 19 janvier. Il s’en amusa, distraitement, pour mieux les oublier ensuite. Ils respectaient son silence et son anonymat, et c’était ce qui comptait.
Notre inconnu, cependant, ressentait son grand âge jusque dans ses os, et sa fin prochaine. Le chemin du cimetière se faisait plus long, les pentes plus escarpées, le froid plus mordant. L’écho de sa canne frappant le sol résonnait plus fort encore dans le silence de la nuit, et une évidence s’imposa à lui : celle qu’il ne serait pas éternel. Il initia son plus jeune fils au rituel, et celui-ci accepta, car son père lui avait donné le goût des lettres, et l’amour de Poe. Durant la nuit de 1993, le vieillard déposa, en plus de son offrande habituelle, un message, quelques mots jetés sur un morceau de papier, de son écriture fine et raffinée. Il ne savait pas réellement pourquoi ; s’agissait-il d’annoncer son arrivée prochaine de l’autre côté à son très cher Edgar, ou aux témoins curieux afin qu’ils soient prévenus ? Quoi qu’il en soit, il avait tracé à la plume son message avant de se rendre au cimetière, et l’avait déposé au pied de la tombe. Le flambeau sera passé.
La mort ne vint pas de suite. Elle tardait, même, lorsque les rhumatismes empêchaient le vieil homme de dormir.
Un soir de 95, en décembre, il eut la surprise d’entendre quelques coups légers à sa fenêtre, et de découvrir une petite corneille perchée sur la rambarde du balcon. Un poème dont il connaissait les vers par cœur lui traversa l’esprit. L’oiseau ne semblait pas craintif, le vieillard était certain qu’il était apprivoisé. Il éclata d’un grand rire.
— Voilà que mon très cher Edgar m’envoie des signes ! Entre donc, Corbeau, ce n’est pas moi qui te refuserai l’hospitalité.
Et la corneille entra.
Elle se posa au sommet de la plus grande bibliothèque du salon, observant son hôte d’un regard perçant. L’homme souriait encore, son visage avait rajeuni d’au moins vingt ans. Cette visite inopinée le mettait en joie car, même dans ses rêves, il n’avait imaginé pareille scène.
— Alors, oiseau de malheur, que me vaut ta visite ? Comment se porte ce très cher Edgar ? Mon cognac est-il à son goût ?
La corneille garda le silence, sans cesser d’observer le vieillard. Celui-ci déposa quelques miettes de biscuits auprès d’elle, puis s’installa dans l’unique fauteuil du salon.
— Tu sais, continua-t-il, ma Lénore est partie depuis bien des années. Je l’ai enterrée et pleurée il y a longtemps déjà, tu ne trouveras pas ici d’homme désespéré. Tu ne trouveras pas non plus de Pallas, en voilà une que je n’ai jamais voulu avoir chez moi. Tu devras te contenter des livres, et, je te prie de me croire, beaucoup de ces livres te sont consacrés. Mais dis-moi, est-ce toi, ou un de tes congénères, qui as emporté ce cher Edgar ? Es-tu venue pour moi ?
Il n’eut aucune réponse.
— Ah, tu ne parles pas, toi. Quel dommage.
Il souriait encore, cependant.
Tous deux restèrent silencieux par la suite, pendant une heure ou deux, jusqu’à ce que la corneille se mette à cogner la fenêtre avec son bec. Lorsque le vieillard lui ouvrit, il lui demanda de revenir le voir de temps en temps.
Ce qu’elle fit. Mais bien des jours plus tard.
Le rendez-vous nocturne du 19 janvier 1996 fut particulièrement éprouvant. Le vieillard sentait le froid ronger ses os, et seule la perspective du verre de cognac en compagnie de son ami disparu lui permit de poursuivre son chemin jusqu’au cimetière sans trop de difficulté. Alors qu’il s’approchait de la tombe, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’il n’était pas seul ! La corneille, perchée sur son double gravé dans la pierre, semblait l’attendre.
Le vieil homme se contenta de la saluer d’un signe de tête. Les mots n’étaient pas permis. Comme toujours, depuis quarante-sept ans, il déposa les roses, trinqua d’un verre de Martell, et referma la bouteille avant de la poser à terre. Il devina plus qu’il ne vit les visiteurs du cimetière, de plus en plus nombreux, fondus parmi les ombres. Après un dernier regard jeté à la pierre tombale et à la corneille, il fit demi-tour et se hâta de rentrer chez lui.
Les jours, les mois passèrent. Le vieil homme et la corneille se lièrent d’amitié, dans le silence et les longues lectures qui s’éternisaient jusque tard dans la nuit. Le vieillard avait surnommé l’oiseau Poe, et à chacune de ses visites, il lui demandait des nouvelles de son très cher Edgar. Poe lui répondait avec un battement d’ailes, ou un regard. Il se contentait de cette réponse, ayant renoncé depuis longtemps à un « jamais plus » qui ne venait pas. Et chaque année, il attendait avec impatience le rendez-vous nocturne au cimetière de Baltimore, sans jamais y renoncer. Il ne sut pas que celui de 1998 serait le dernier.
Un soir de janvier, le 5, alors que la pluie s’abattait sur la ville avec violence, il reçut pour la dernière fois la visite de Poe, et le vieil homme sut que cette soirée serait différente de toutes les autres. La corneille ne semblait pas réelle, comme faite de fumée noire, évanescente, un mirage.
— Que t’arrive-t-il donc, mon amie ? Voilà que mes yeux me jouent des tours. Je savais bien que tu n’étais pas une créature de ce monde.
Poe lui répondit en se posant au sol, battant vigoureusement des ailes. La fumée sombre se répandit autour d’elle, l’enveloppa, et grandit, grandit, jusqu’à prendre forme humaine. En lieu et place de l’oiseau se tenait une jeune femme, très grande, à la peau blanche comme de la porcelaine. Elle était d’une beauté stupéfiante, avec un visage parfait et des yeux immenses, intégralement noirs. L’apparition portait une longue robe sombre et vaporeuse, presque vivante, bougeant au gré d’une brise absente, tout comme sa chevelure d’ébène. Le vieil homme en eut le souffle coupé, l’espace d’un instant, avant de sourire comme s’il accueillait une amie, ou une amante.
— Te voilà donc telle que tu es. Lénore, Ligeia, ou Bérénice, dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! Ah, tu ne peux qu’être une créature imaginée par ce cher Edgar, je le soupçonne même de t’avoir envoyée pour venir me chercher. L’heure est venue, n’est-ce pas ?
Poe ne répondit pas, se contentant de pencher la tête de côté, ainsi qu’elle le faisait sous sa forme d’oiseau. Il émanait d’elle une douce noirceur qui ne la rendait pas menaçante.
— J’aurais souhaité que tu me laisses faire mes adieux à notre ami commun, il ne reste que quelques jours avant ma visite au cimetière. Le rendez-vous à venir me semblait bien problématique, je crains que mes rhumatismes m’auraient empêché de m’y rendre. Ma Beauté, auras-tu la bonté de me laisser du temps pour trinquer une dernière fois ?
Le vieillard attrapa la bouteille de Martell qu’il avait préparée la veille en vue du 19 janvier à venir, et se servit un verre.
— Ah, très chère. Ce cognac est mon plaisir coupable. J’ai toujours eu peur qu’il n’ait pas le même goût si je le buvais seul. Il me fallait le froid de janvier, et la pierre d’Edgar, et la terre du cimetière pour que je puisse m’en délecter. Mais après tout, je trinque en ta compagnie, et bientôt je trinquerai avec lui.
Lorsqu’il eut fini son verre, il s’approcha de Poe, appuyé sur sa canne. Il jeta un coup d’œil à ses livres, à son manteau sombre, à l’écharpe qui avait tant de fois caché son visage dans le secret de la nuit.
— Nous y allons, donc, amie ? Je ne remercierai jamais assez Edgar pour ce cadeau. J’accepte volontiers la mort si elle porte ton visage. Emporté par un corbeau, quelle joie !
Poe tendit la main. Ses longs doigts recourbés se terminaient par des serres semblables aux pattes d’un rapace. Cependant, le vieil homme fut surpris par la chaleur et la douceur qu’elle dégageait.
— Et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !
Il riait tout en prononçant ces mots, les derniers, et ne pensait plus qu’à la chaleur des doigts de Poe. Tellement qu’il ne sentit pas son cœur fatigué cesser de battre.
Deux semaines plus tard, une silhouette encapuchonnée pénétra dans le cimetière de Baltimore. Son pas était plus alerte, plus jeune. Il manquait la canne de bois, mais en dehors de cela, tout y était : le long manteau sombre, l’écharpe qui couvrait le visage, la bouteille de Martell dans une main et les trois roses dans l’autre. L’homme qui se dirigeait vers la tombe d’Edgar Allan Poe le fit pour la toute première fois, initié par son père. Les gestes furent exactement les mêmes, pourtant, comme s’il était habité par le secret et la tradition.
L’homme déposa les roses, du même rouge sang que celles des années précédentes, puis se servit un verre de cognac. Le Martell avait été acheté la veille, celui que le vieillard avait préparé ayant été ouvert pour d’obscures raisons. Le fils ne comprenait d’ailleurs toujours pas pourquoi son père s’était servi ce jour-là, lui qui ne buvait jamais, à l’exception du 19 janvier. Le souvenir du corps étendu sur le sol restait gravé dans son esprit, comme imprimé sur sa rétine. Une crise cardiaque. Le médecin avait certifié qu’il n’avait pas souffert, ce que confirmait l’étrange sourire sur le visage ridé.
Lorsqu’il quitta le cimetière, quelqu’un s’approcha à son tour de la pierre tombale. Un de ces visiteurs silencieux qui se cachaient dans les ombres. Il s’agissait du conservateur du musée dédié à Poe, fidèle au rendez-vous nocturne depuis bien des années. Il sut que le mystérieux admirateur de Poe de cette nuit-là venait pour la première fois.
Le conservateur avisa un petit morceau de papier posé sur la pierre. Il le ramassa, ainsi que la bouteille, comme il lui arrivait de le faire dans le passé, afin de les exposer dans son musée. Le message était court, mais éloquent, et confirmait la crainte qu’il éprouvait de voir disparaître cet étrange fantôme. C’était terminé.
Pour la première fois depuis qu’il se rendait lui-même au rendez-vous du cimetière, le conservateur trinqua à son tour. Il trinqua à la mémoire d’Edgar Allan Poe, et à son mystérieux ami.
Cette histoire est inspirée de faits réels. Le mystérieux admirateur de Edgar Allan Poe, dont on ne connaît pas l’identité, n’est venu ni en 2010, ni en 2011. Jeff Jerome, le conservateur du musée consacré à Poe à Baltimore, a annoncé qu’il déclarerait la tradition comme étant « terminée » si le visiteur ne venait pas en 2012, ce qui fut le cas. En 2013 et les années suivantes, durant la nuit du 19 janvier, les grilles du cimetière resteront donc fermées.