Quand le soleil s'éteint
3. Paris
Musique : Lonely Soul – UNKLE & Richard Ashcroft
Le minuscule appartement plonge peu à peu dans le noir mais Selim est tellement absorbé par ses deux écrans d’ordinateur qu’il ne le remarque pas. Ses yeux commencent à piquer à cause de la lumière bleue ; sa main douloureuse est crispée sur la souris. Près du clavier, il y a trois téléphones portables branchés sur secteur afin d’économiser la batterie, dont deux qui bipent à intervalles réguliers, au rythme des textos qu’on lui envoie. Il n’a pas un regard pour eux.
Le studio tient plus de la chambre d’étudiant qu’autre chose : une seule pièce avec un tout petit lit défait et un énorme bureau – la preuve que l’occupant du lieu se consacre entièrement à son travail –, un coin cuisine réduit au strict minimum, une salle de bain plutôt grande où sont entassés ses vêtements et ses dix paires de baskets, et pas grand-chose de plus. Deux semaines plus tôt, le mur était encore envahi de photos, des clichés en noir et blanc montrant des détails de voiture, mais il a tout viré pour y punaiser des listes, des cartes de Paris et de France annotées, des Post-its avec des numéros de téléphone. Une véritable cellule de crise.
Selim a l’habitude de travailler dans de telles conditions. C’est dans son foutoir qu’il s’avère le plus efficace, et l’institut qui l’emploie, un laboratoire dont les travaux s’intéressent aux impacts du changement climatique sur la capitale, l’a bien compris en acceptant qu’il bosse en télétravail la moitié du temps.
Aujourd’hui, le labo est fermé pour cause de quarantaine, Paris dans son entier est bouclée, ses habitants sommés de rester confinés afin d’éviter les contaminations au Somm et Selim n’est pas sorti de chez depuis une semaine. Ce qui ne l’ennuie pas. Au contraire, il peut désormais se consacrer corps et âme à sa tâche, une mission de la plus grande importance.
Enrayer l’épidémie. Rien que ça.
Il en oublie presque de manger, se nourrit exclusivement de barres énergétiques et de café, et ne dort que trois heures par nuit. Mais le jeu en vaut la chandelle : après trois jours de travail acharné, il est parvenu, avec l’aide de ses semblables, à localiser un nouveau foyer de Somm dans le 10e arrondissement, à isoler les malades et à les empêcher de contaminer d’autres personnes. Son seul regret est qu’ils n’ont aucune chance de les guérir. Ces gens sont condamnés quoi qu’il arrive.
Le téléphone n° 1, un iPhone 7, sonne soudain ; la mélodie attribuée à Alpha s’élève dans le silence. Alpha est un sorcier clairvoyant de sa connaissance qui n’a pas peur de se rendre sur le terrain. À cinquante et un ans, il ne compte pas ses jours et ses nuits afin de retrouver les malades du Somm, et suit aveuglément les indications de Selim. Ce dernier prend la communication d’un effleurement du doigt sur le mobile.
— Du nouveau ? s’enquiert-il sans préambule.
Sa voix s’enraye de n’avoir parlé que par monosyllabes pendant deux jours. Celle d’Alpha, très grave, semble s’extirper du combiné comme un fantôme de sa tombe.
— Je pense avoir trouvé. Ils sont trois et vivent dans le même immeuble. L’un d’eux est encore conscient, je passe le voir en premier.
— Fais gaffe.
Alpha ne prend pas la peine de répliquer. D’ailleurs, Selim n’a fait que répondre par automatisme, il a tendance à économiser ses mots et sait parfaitement que son pote ne courra aucun risque.
Pendant qu’Alpha entre dans le bâtiment – l’on entend des bruits de pas sur du carrelage, le grincement d’une porte –, Selim poursuit son enquête sur Esoteric Net, là où les sorciers de France se partagent leurs bons plans et leurs découvertes. Depuis une semaine, le forum se consacre entièrement à débusquer les malades du Somm : chacun étudie les signes, demande aux esprits, cherche les énergies. Ceux qui ne peuvent pas aider s’adonnent à un épluchage en règle du site et de leurs archives personnelles afin de trouver des phénomènes semblables au Somm. L’on a déjà mis plusieurs liens au jour, des précédents qui ressemblent à la maladie du sommeil mais sans que ça colle à 100 %. Ce qui désespère Selim.
Il ne montre rien, et refuse de se laisser aller. Il faut continuer. Chercher, creuser, déterrer. Sans se démonter, il tape le message destiné à plusieurs médiums de sa connaissance répartis un peu partout dans le pays, ses doigts survolant le clavier à toute vitesse.
SEL : Alpha a trouvé un lien avec la double vue des clairvoyants mais il n’en est pas certain. Il faut creuser par là : de quelle double vue il s’agit ? Esprits ? Non-morts ? Élémentaux ? Alpha est capable de les voir, je suis capable de suivre leurs traces. Peut-être que c’est dû à l’empreinte résiduelle qu’ils laissent derrière eux quand ils perdent connaissance. Ceux qui n’ont pas encore sombré totalement possèdent cette empreinte eux aussi, mais elle est moins forte, moins visible. Un max de clairvoyants doit se mettre sur le sujet, ainsi que les médiums.
Il poste ensuite son message, après lequel plusieurs réponses s’affichent dans les minutes qui suivent.
Verne : Je suis dessus. J’ai un tuyau avec un ami d’ami, je vous tiens au jus.
Is : Est-ce que ça vaut le coup de chercher dans les archives de Saint Amand ? J’ai rendu ses carnets à leurs propriétaires mais je peux demander. Dites-moi.
Silence : J’y travaille.
Selim lit cette dernière réponse avec satisfaction. Il n’avait pas beaucoup de nouvelles de Silence, l’un des membres les plus mystérieux du forum, l’un des seuls à vouloir conserver son anonymat. Ce type – ou cette femme ? – a beaucoup de contacts et de ressources, cela n’étonnerait personne qu’il trouve la solution un jour ou l’autre.
Au même moment, la voix d’Alpha résonne dans le téléphone :
— Je suis devant la porte de l’un des malades. En effet, il y a bien des traces. Bien joué, Selim.
Ce dernier, qui allait répondre à la discussion sur le forum, suspend son geste à l’écoute des mots d’Alpha. Ce qu’il apprend le soulage sans commune mesure.
— Tu vois quoi ? lui demande-t-il d’une voix un rien tremblante.
— Des traces de main sur les murs, la porte, la rampe de l’escalier… Ça brille comme les gessi ou des sortilèges posés par quelqu’un. Le mix parfait entre des cultures de virus et de magie.
— Évite de les toucher.
— Oh, tu crois ?
Selim esquisse un sourire en entendant le ton ironique d’Alpha. Évidemment que le clairvoyant n’allait pas toucher ces traces, il faudrait être fou ou inconscient pour risquer de tomber malade à son tour.
— OK, j’entre, reprend le sorcier au bout du fil.
Selim écoute la respiration concentrée d’Alpha le temps d’une seconde ou deux, puis il retourne à la rédaction de son message. Il n’est pas du genre à admirer qui que ce soit mais il faut bien admettre que ce mec inspire le respect à vouloir se jeter dans la gueule du loup de cette manière.
SEL : @Verne : Ton pote est médium ? @Is : Ça peut valoir le coup. Par contre faudra faire une copie numérique des mémoires de Saint Amand au plus vite. @Silence : Tu es où en ce moment ? T’es pas à Paris ?
Il n’est pas sûr que Silence lui réponde, car ce dernier prendrait sans doute la question pour une tentative de percer son identité à jour. Ce qui n’est absolument pas le cas : Selim se fiche bien de savoir qui il est vraiment.
Une fois le message posté, il reporte son attention sur son second écran, où s’affiche Google Maps. Les rues de Paris, familières, s’étendent sous ses yeux. Dommage qu’il ne puisse pas discerner les traces de ces gens sur la page… Cela leur rendrait la vie plus facile. Non, malheureusement pour lui, si Selim est capable de distinguer les empreintes que les morts laissent dans leur sillage, il ne peut les déceler que sur les objets, dans les maisons ou sur les êtres vivants. Il n’a jamais pu voir les esprits de ses propres yeux, au contraire de ses frères, mais ces empreintes lui ont quand même permis de démêler plusieurs affaires et de faire passer des âmes tourmentées.
Cela lui a aussi permis de localiser la trace de personnes contaminées par le Somm, ce qu’il n’explique pas encore. En conjuguant leurs efforts, les sorciers de Paris sont parvenus à trouver trois victimes endormies à leur domicile depuis plusieurs jours, et ont prévenu les secours en les sommant de prendre toutes les précautions possibles. Pas évident, comme manœuvre : le moindre contact avec un malade est terriblement contagieux. Les médecins ignorent encore comment ce mal se transmet ; ils n’ont pas non plus réussi à déterminer s’il s’agit réellement d’un virus. L’on a peut-être affaire à la fusion entre un virus et une magie, ce qui rend la découverte d’un traitement ou d’un vaccin sacrément compliquée. Les sorciers ne se sont pas mis d’accord pour savoir s’ils devaient révéler leur existence au monde entier.
En attendant, ils se consacrent depuis des semaines à retrouver les malades et à endiguer le Somm, ce qui serait plus facile sans le confinement imposé à Paris. Selim n’est plus en mesure de sortir et de chercher les traces lui-même ; il est obligé de compter sur quelques-uns de ses collègues, comme Alpha, qui maîtrise l’art d’atténuer sa présence et de ne pas attirer l’attention sur lui.
— Je ne t’entends plus, l’interpelle-t-il.
— Je suis là. Je suis entré, mais c’est trop tard. Putain…
— Qu’est-ce que tu vois ?
Un silence lui répond, bref mais bien trop pesant. Selim se surprend à prier, presque, alors qu’il ne l’a pas fait depuis bien quinze ans, pour que le clairvoyant ne touche à rien.
— Alpha ? insiste-t-il.
— C’est une femme. Elle doit avoir ton âge, la trentaine. Elle est déjà endormie. J’arrive trop tard, bordel…
Selim l’entend soupirer. Soudain, le découragement qui lui tombe dessus lui paraît très lourd, si lourd qu’il a envie d’envoyer valdinguer ses ordis et ses téléphones et de crier sa frustration au monde entier.
— Elle ne s’est pas endormie depuis longtemps, poursuit Alpha. Je dirai une demi-journée. L’aura autour d’elle n’est pas très nette.
— D’accord.
Selim inspire à fond, renvoyant sa colère là d’où elle vient. Ce n’est pas le moment. Il reprend une fois calmé :
— Si on résume, les traces qu’ils laissent derrière eux sont plus visibles quand ils s’endorment, mais cela ne se produit pas tout de suite.
— On dirait bien.
Le schéma esquissé par les médecins devient désormais plus net : après avoir été infecté, le malade commence à ressentir les premiers symptômes au bout de trois ou quatre jours seulement. Des vertiges, des difficultés à se concentrer, une confusion… Certains, rares, sont victimes d’hallucinations. Ensuite, ces effets s’atténuent et sont remplacés par une fatigue extrême. Les malades s’endorment deux semaines après avoir été contaminés, ils sombrent d’abord dans un sommeil profond puis dans un coma encore une semaine plus tard. Aucun d’entre eux ne se réveille ; au bout d’un mois, c’est la mort assurée.
Voilà ce qu’est le Somm. Une épidémie venue de nulle part, d’origine ésotérique, extrêmement contagieuse et dont le taux de mortalité plafonne pour le moment à 100 %. Un véritable cauchemar.
Selim se frotte les yeux, épuisé. Le stress et l’abus de caféine commencent à se faire sentir.
— On n’est pas dans la merde, lâche-t-il.
— Sans déconner. Continue de creuser au lieu de chialer.
— Va te faire foutre, Alpha.
Il entend un bruit – le claquement d’une porte, sans doute –, puis son interlocuteur ajoute :
— Je me tire, il n’y a plus rien à faire. Je te recontacte quand je suis chez moi.
— OK, à tout à l’heure.
Il raccroche, laissant Selim à son silence. La procédure est toujours la même : un sorcier se rend seul à l’endroit où l’on a repéré un malade, constate son état, puis s’éclipse en essayant de ne pas se faire remarquer. Il appelle ensuite les secours avec un téléphone jetable et, une fois le coup de fil passé, repart chez lui pour s’isoler au cas où il serait contaminé. Ils ne peuvent pas se permettre qu’on découvre qui ils sont : au pire leur existence est révélée au grand jour, au mieux ils finissent en taule pour non-respect du couvre-feu. Résultat, depuis trois jours, on commence à se demander qui sont ces gens qui retrouvent des malades et empêchent de nouvelles contaminations. Ils font les gros titres, maintenant. Et sont devenus les principaux sujets de conversation sur Twitter.
Une courte sonnerie du téléphone n° 2 sort Selim de ses pensées. Le bip est attribué au numéro de ses parents et il ne voulait pas l’entendre.
Je n’ai toujours pas réussi à joindre ton frère. Je savais que c’était une mauvaise idée de le laisser partir.
Sa mère s’inquiète. À raison.
Selim soupire au moins pour la centième fois de la journée. Pourquoi a-t-il fallu que le gouvernement décrète la quarantaine nationale ? Pourquoi maintenant ? À la fois agacé et tracassé, il répond au texto angoissé en essayant de rassurer sa mère, ce qui produira à coup sûr l’effet inverse.
Je l’ai eu au téléphone hier et tout allait bien. Il va bientôt t’appeler.
Sauf qu’il n’y croit pas lui-même. Le frangin n’a peut-être pas envie de parler à Maman, sans compter que le réseau est saturé depuis des heures. C’est pour cela que Selim détient plusieurs mobiles, avec des abonnements souscrits à des opérateurs différents. Pour l’heure, le n° 1 tient encore, le n° 2 traîne la patte, le n° 3 a rendu l’âme. Internet aussi commence à montrer des signes de faiblesse. Le confinement imposé à Paris a chamboulé la vie du pays depuis une semaine mais cela n’était rien comparé à ce qui s’annonce.
Cette quarantaine à l’échelle nationale sera terrible. Un choc pour l’économie, un choc pour tout le monde. Déjà, au début du mois, une incroyable rumeur a commencé à circuler, à base de fantômes et de chats qui seraient capables de les voir. Selim s’est fait un plaisir de démonter cette pseudo-théorie point par point, mais il a fallu des jours afin que le pays se remette à tourner dans le bon sens. Des efforts désormais réduits à néant. Le gouvernement a beau avoir envoyé l’armée faire la loi dans les rues, le Somm effraie tellement les gens que ces derniers resteront tranquillement à la maison et n’iront plus travailler. En fin de compte, les sorciers n’auront sans doute pas le choix de sortir du bois pour apporter leur aide.
Selim peine à imaginer les répercussions d’une telle révélation, surtout qu’il est impliqué. Lui, ses amis, ses deux petits frères… Si lui-même et Amine, le cadet de 10 ans, sont des médiums à des degrés différents, le benjamin, lui… c’est autre chose. Et sans commune mesure avec qui que ce soit.
Non, Selim ne peut pas permettre que cela se produise. Tout comme il ne peut pas accepter que son frère se balade on ne sait où alors qu’une épidémie mortelle s’est abattue sur le pays, alors que l’armée va contraindre tout un chacun à rentrer chez soi avec toute la délicatesse qu’on réserve à ceux qui ont le malheur de ne pas ressembler à un bon Français de souche.
— Putain, Lyes… marmonne-t-il tout haut. Tu m’en dois une, là.
Sa mère ne répond pas. Soit elle fait la gueule, soit le réseau a lâché à Orléans. Et fixer le téléphone dans l’espoir que son frère le contacte ne sert à rien. À la place, Selim cherche le numéro de Taly dans le répertoire, et lance l’appel en priant pour qu’elle décroche. Ce qu’elle fait après cinq longues tonalités.
— Qu’est-ce qui se passe, Selim ? demande-t-elle d’une voix inquiète.
Le timbre familier l’apaise, en dépit de l’angoisse qu’il y perçoit. Voilà qui lui ressemble bien peu : d’ordinaire, Taly ne se laisse impressionner par rien ni personne.
— Rien de particulier, je venais aux nouvelles, répond-il. Tu es au volant ?
— Ouais, mais je prise dans des embouteillages monstres, ça n’avance pas.
— Tu as entendu les infos ?
Un silence accueille sa question. Il s’en veut, soudain, d’avoir demandé à Taly de partir à la recherche de son frère. Mais elle n’était pas à Paris au moment du confinement, elle n’était pas bloquée chez elle comme lui l’est maintenant, et il s’inquiétait tellement qu’elle n’a pas hésité une seule seconde à prendre sa voiture pour se rendre en Normandie.
— Oui, j’ai entendu ça, dit-elle enfin. C’est… je ne sais pas. C’est flippant. J’essaie de tenir la crise d’angoisse à distance mais je ne suis pas sûre d’y arriver. J’espère ne pas avoir de problèmes avec les flics…
— Je pense qu’ils comprendront. Après tout, le couvre-feu est annoncé à 22 h, ils ont prévenu trois heures avant… Faut pas attendre de miracle non plus. Tu es où ?
— À Rouen. Je crois que je vais m’arrêter là pour trouver un hôtel, je n’ai pas envie de dormir dans ma voiture. Tu as réussi à joindre Lyes ?
Selim ne peut retenir un énième soupir inquiet.
— Non, je tombe à chaque fois sur le répondeur. Ma mère est en train de devenir folle… et moi aussi.
— Je vais le retrouver. Laisse-moi juste le temps.
— Tu vas te faire arrêter si tu reprends la route demain matin.
— Eh bien tant pis. J’emmerde les flics.
Le ton déterminé de Taly arrache un sourire à Selim. Enfin, elle reprend du poil de la bête.
— Je te laisse, je vais essayer de faire demi-tour, dit-elle. Je te rappelle dès que je peux. Ou je t’envoie un mail, puisque le net semble mieux fonctionner.
— Fais attention à toi. Aucun cas de Somm n’a été détecté dans l’Ouest, mais on ne sait jamais.
— Ça ira. Occupe-toi de sauver le monde, s’il te plaît. Moi, je vais sauver ton frère. À plus tard.
— À plus tard.
Elle raccroche, plongeant ainsi le studio dans un terrible silence que Selim n’est pas sûr d’apprécier. Pourtant, il aime ça, d’habitude. Mais là, il se sent incroyablement impuissant, pris au piège. En prison. Il voudrait pouvoir se mettre en route et partir à la recherche de son frère. Arpenter les rues pour trouver les endormis du Somm, ceux qu’on ne pourra pas sauver et qu’on ne doit pas oublier.
Mais il est condamné à rester chez lui.