Quand Liv est entrée dans la petite boutique pour la première fois, Oxyde a surpris dans le regard de la jeune femme une sorte de désespoir résigné. Encore un de ces êtres abîmés par la vie, s’est-il dit, fragile comme un oiseau aux ailes brisées. Il en voit passer si souvent… Elle a observé autour d’elle, cherchant quelque chose dans la décoration un rien tape-à-l’œil, et a finalement choisi que cela lui plairait suffisamment pour rester. La boutique n’est qu’un entassement d’objets hétéroclites, presque un cabinet de curiosités où apparaissent de vieilles bougies à moitié consumées, des photos anciennes épinglées aux murs, aux côtés des dessins signés de la main d’Oxyde… Ce dernier, tatoueur depuis tant d’années qu’il ne les compte plus, joue avec les codes, avec l’image qu’il renvoie aux autres. Il aime voir dans les yeux de ses clients cette admiration mêlée de crainte lorsqu’ils découvrent son univers. Signes cabalistiques, magie noire, photographies post-mortem, le tout trop bien rangé pour ne pas y déceler un art consommé du marketing. Cela fait partie du personnage qu’il s’est constitué : celui du mystérieux sorcier vaudou, à la voix bien trop grave, à la peau bien trop sombre. D’abord troubler, et ensuite donner confiance, une fois les premières barrières franchies. S’ils acceptent sans trembler d’aller plus avant, Oxyde leur proposera ses services.
Liv est revenue quinze jours après qu’ils ont convenu du motif et du rendez-vous, et patiente pendant qu’il prépare son matériel. Elle ne fait certainement pas son âge : coincée dans le corps malingre d’une adolescente, elle a pourtant la trentaine bien entamée, comme en témoignent les légères rides au coin de ses yeux noisette. La large écharpe de laine qui l’étrangle presque, d’où s’échappent de courts cheveux blonds, les longues manches du pull recouvrant ses doigts, les mains qui se frottent entre elles sans qu’elle en ait conscience… Elle ne voudrait pas se trouver là. Mais là où ? Dans cette boutique ? Dans cette ville ? Dans cette vie, même ?
— Tu es prête ? lui dit-il après avoir calqué le motif à l’encre.
Sa voix d’outre-tombe résonne dans la pièce. Liv acquiesce à peine, comme si parler est déjà trop. Le dessin, celui d’une fleur de pavot écarlate, s’étend du coude jusqu’à l’épaule maigre. Une fleur de sommeil. Et d’oubli, a-t-elle précisé. Il y a un bout de temps, j’ai traversé une période vraiment moche, durant laquelle j’ai pas mal abusé des médicaments. Je me retrouve avec des trous dans ma mémoire. Ça me pose un sérieux problème.
Elle n’en a pas dit plus. Oxyde attend toujours qu’ils parlent en premier, il ne leur demandera jamais ce qui les pousse à venir chez lui pour graver leurs tourments sur la peau. Le bourdonnement du dermographe emplit l’arrière-salle, très différente de la devanture de sa boutique. Tout est parfaitement clean, ici, presque à l’image d’un hôpital.
Liv ne bronche pas quand l’aiguille commence à piquer. Elle laisse errer son regard ailleurs cependant, car ne pas contempler la souffrance permet de la contrôler. Oxyde sent qu’elle voudrait dire quelque chose sans l’oser, couvrir le relatif silence. Elle se décide au bout d’un quart d’heure :
— J’espérais que ça me rappelle quelque chose.
— Quoi donc ?
— La douleur. Je t’ai dit que j’étais amnésique… La fleur n’est pas mon premier tatouage, j’en ai un autre, mais je ne sais plus quand je l’ai fait.
— Vraiment ?
— Vraiment. Rien. Aucun souvenir.
Elle tend son bras libre, montrant à Oxyde un fin poignet orné de branches épineuses.
— Je ne sais même pas de quel arbre ou quelle plante il s’agit. Au moins, il y a une constance dans les sujets que je choisis.
Elle laisse échapper un rire timide.
— Et tu espérais que la douleur t’aide ?
— C’était un peu bête, j’en conviens (un soupir). Je veux me souvenir, mais rien ne vient. Rien ne remonte à la surface.
— Est-ce si important ?
— Là est la question : y a-t-il quelque chose d’important que j’aurais oublié ?
Nouvel instant de silence. Oxyde s’applique à définir un à un les pétales de la fleur, jusqu’à ce que la jeune femme ajoute :
— Tu te souviendras de moi ?
— Pardon ?
— Ce que je veux dire, c’est que moi je me souviendrai de toi toute ma vie : c’est toi qui me fais du mal, c’est toi qui me marques. Et toi ? Ça n’est peut-être qu’une histoire de commerce : tu rends un service, tu encaisses le fric, et basta. Mais est-ce que ça ne va pas plus loin que ça ? Ton boulot, c’est de marquer les gens. Dans leur chair, tu écris leur vécu et leurs sentiments. Tu y laisses une trace de toi. Je ne peux pas croire que c’est anodin, pas à ce point-là. Alors du coup, je te demande : à toi qui as passé du temps à tatouer ce symbole, à toi dont je n’oublierai ni le visage ni le nom, qu’est-ce que je peux te donner pour que tu te souviennes de moi ?
Oxyde s’arrête un instant afin d’observer Liv. Cette dernière le fixe avec un tel aplomb qu’il en baisserait presque les yeux. Cinq minutes auparavant, elle n’était qu’une timide jeune femme qui osait à peine ouvrir la bouche, et voilà qu’elle semble irradier de… de quoi ? Comme une colère contenue, une blessure à vif. Elle n’a pas choisi par hasard le motif d’épines courant sur son poignet.
— Et bien, répond le tatoueur, c’est bien la première fois qu’on me pose cette question. D’habitude, on me raconte brièvement un vécu, et ça s’arrête là. Écoute, voilà ce qu’on va faire : tu m’offriras quelque chose, en dehors de l’argent. Quelque chose de vraiment à toi, fait pour moi, et qui sera inoubliable. Je suis sûr que tu en es capable.
Un sourire passe sur le visage de Liv, illuminant ses yeux.
— OK, deal, lâche-t-elle avant de s’enfermer de nouveau dans son mutisme.
Un peu plus d’un mois plus tard, Oxyde n’a pas oublié Liv, il a simplement relégué l’image de la jeune femme dans un coin de sa tête. Il se doute qu’elle tentera de relever le défi qu’il lui a lancé, bien qu’il ne sache pas de quelle manière. Quand elle revient pour les retouches du tatouage, elle sort de sa besace une dizaine de feuillets. Une nouvelle détermination brille au fond de ses iris, comme si ce pari avait réveillé un feu nouveau en elle.
— J’ai fait ce que je sais faire, dit-elle en posant les feuilles sur le comptoir.
Oxyde s’en empare, et ne peut s’empêcher de sourire en constatant qu’il s’agit d’une nouvelle. Le texte imprimé est titré Souvenirs d’encre.
— Pas mal, je ne m’attendais pas à ça. Tu écris, donc ?
— J’essaie. Je n’ai pas encore beaucoup de publications, c’est le premier texte qui a été pris dans une revue.
— Félicitations. Tu me laisses le temps de le lire ?
Liv fait oui de la tête, et s’assoit sur le banc devant le comptoir, à l’endroit où les clients patientent d’ordinaire. Oxyde sort de la boutique et allume une cigarette. Le texte est rédigé par une plume sensible et incisive à la fois, à l’image d’un scalpel qui court sur la peau. Il avait raison à propos de la jeune femme : sous sa carapace se cache une implacable magicienne, capable de sublimer les mots afin d’en faire des armes létales. Un frisson le parcourt presque quand il lit l’histoire de cette étrange fée au visage d’humaine, une Leanan Sidhe qui se nourrit des sentiments du tatoueur chez qui elle se rend, lui inspirant les plus belles pièces qui soient. Mais au fil des années, en se gorgeant de la vie de l’artiste, elle en perd ses souvenirs. Si bien qu’elle meurt parfaitement amnésique, le corps recouvert d’encre.
Oxyde sourit en finissant sa clope. Quelque part, Liv est une sorcière, comme lui. Une sorcière des mots qui manipule les émotions pour mieux les tordre, les recracher ensuite sous une autre forme. Belle, poignante, mais aussi dangereuse et amère. Douloureuse.
Quand il retourne dans sa boutique, Liv lui enjoint de ne rien dire sur sa lecture.
— Ça m’embarrasse, je ne veux pas connaître ton avis.
— Pas de problème.
Il passe la demi-heure qui suit sur les retouches de la fleur, ravivant le rouge des pétales et le noir du cœur. Selon le souhait de la jeune femme, il ne fera aucune mention du texte qu’il vient de lire, se contentant de lui demander si elle a pu retrouver quelques souvenirs d’autrefois.
— Non, répond-elle. Mais je crois que je vais arrêter de chercher. Ça n’a plus de sens.
— Sage décision. Tu penses encore écrire ?
— Ah, je n’ai jamais cessé d’écrire, tu sais. Je le fais depuis toujours. Quelque chose s’est débloqué.
— Merci, en tout cas. Ça me touche beaucoup.
— De rien. Moi, mon boulot, c’est de marquer l’âme. Et puis, au moins, tu t’en souviendras.
Une fois le travail terminé, Liv s’échappe de la boutique, laissant derrière elle les quelques feuilles de papier et le paiement. Ce dernier ne sait pas s’il la reverra un jour. Après tout, il n’est là que pour aider à guérir l’âme, pour insuffler juste ce qu’il faut afin de leur donner, à tous ces êtres brisés, de quoi se remettre sur les rails.
Souvenirs d’encre. Le titre fait résonner quelque chose dans l’esprit d’Oxyde, à l’image de ces fantômes qu’il est capable d’apercevoir de temps à autre, de ces spectres malfaisants qui lui tournent autour, et avec qui il conclut parfois des marchés. Signant avec son sang, cherchant la faille dans le deal afin de mieux les embobiner. Oxyde est fort à ce jeu-là. C’est pour cela qu’il a choisi ce métier de tatoueur, car marquer ceux qui passent entre ses mains contribue à le rendre plus puissant encore, de quoi se confronter au Diable lui-même s’il le voulait. Marquer le corps, et l’âme. Lui aussi sait le faire.
Distraitement, il encaisse les billets laissés sur le comptoir. Mais non sans en avoir subtilisé un, le premier de la pile. Le soleil s’est couché depuis un moment, en ce soir glacial de janvier. Il est temps de fermer la boutique.
Une fois le rideau de fer rabattu sur le palier, Oxyde éteint les lumières sauf une. Impossible de distinguer ce renfoncement dans l’arrière-boutique, invisible à celui qui ne cherche pas. Il est bien là, pourtant, donnant sur son petit bureau. Derrière la chaise, une grande armoire en bois très sombre, presque noir. Plus authentique que le bric-à-brac accumulé dans la vitrine, bien plus ancienne aussi. Il en déverrouille la porte, ouvre le panneau. Sur les étals, des dizaines de flacons de verre, hauts d’à peine dix centimètres, remplis d’un peu de cendre. Sa collection de douleurs.
S’ils savaient… Tous ces gens blessés par leur existence viennent le solliciter pour qu’il leur vienne en aide. En les exorcisant, d’une certaine façon : représenter leur douleur sous la forme d’un dessin, et le graver à jamais sur la peau, comme un sortilège. C’est de la magie humaine, celle qui est suffisante, la plupart du temps, afin de donner l’impulsion de vouloir s’en sortir. S’ils savaient qu’il était capable, lui, le sorcier, le clairvoyant qui a pactisé avec le Diable, de les aider non pas à surmonter, mais à faire disparaître pour de vrai leurs tourments… Choisiraient-ils la solution de facilité ? Effacer à coup d’incantations la peine, le désespoir, la fureur, au lieu de les affronter ? Y faire face peut laisser des marques sur la peau, mais choisir de les réduire à néant crée à coup sûr une brèche sur l’âme. C’est un jeu dangereux auquel il ne veut pas s’adonner.
Oxyde sort de sa poche le billet de banque subtilisé, et ce dernier s’enflamme tout seul — comme la cigarette tout à l’heure, ce que personne n’a remarqué. La cendre finit dans une bouteille vide récupérée dans un tiroir, et prend place parmi les autres. Comment leur dire qu’il garde une trace de chacun d’eux, qu’il conserve plus qu’un simple souvenir, mais bien une partie d’eux-mêmes ? Oxyde se rappelle chaque visage, chaque prénom, chacun des motifs qu’il a tatoués. Ils accroissent sa puissance, le rendent un peu plus fort à chaque fois.
Il laisse à l’intérieur du flacon une part de la tristesse de Liv, de sa colère et de sa solitude. L’écho de sa voix, l’ombre de la mélancolie qui a empêché ses mots de sortir pendant si longtemps. Il l’a aidée, et elle l’a remercié en lui demandant s’il se souviendra d’elle. Personne ne l’avait jamais fait. Peut-être que personne ne le refera, et, plus que la cendre dans les flacons, c’est de cela qu’il se souviendra.