Je me rappelle encore parfaitement ce jour de dingue, quand ils ont annoncé la nouvelle en grande pompe. On en a parlé partout, à la télé, dans les journaux, les sites d’actualités. Les chaînes d’infos en continu déblatéraient sur le sujet à longueur de journée, reléguant en arrière-plan les nouvelles plus importantes ou plus graves. La disparition du vol Air Océan 815 ? Tout juste s’ils l’ont mentionnée. Pareil pour l’attentat-suicide à Berlin. Plus rien d’autre ne comptait, et en effet, plus rien d’autre n’a compté après ça.
Je me souviens de Zoé, scotchée devant la télé presque jour et nuit. Elle en oubliait de manger. J’ai dû la forcer, au bout de plusieurs jours, à prendre une douche. Ma petite sœur n’existait plus que pour cette nouvelle incroyable qui pourrait tout changer. Après une semaine à la voir là, assise devant la télévision avec le téléphone à portée de main, j’ai réalisé que le monde entier se trouvait dans le même état de sidération teinté d’un espoir fou allant grandissant. Les établissements scolaires fermaient faute d’élèves, les services publics tournaient au ralenti.
Une folie.
Les rues presque désertes, l’économie pas loin de la paralysie, les bourses en chute libre… Car nous n’étions pas les seuls. La planète dans son entier retenait son souffle, caressait cette idée nouvelle qui apportait tellement d’espoir…
Ce jour-là, je regardais tranquillement un de ces téléfilms idiots débordant de catastrophes naturelles. Je n’avais rien d’autre à faire : c’était dimanche, Zoé venait d’arriver pour passer la fin de ses vacances chez moi et ne voulait pas sortir de sa chambre, le nez en permanence plongé dans son smartphone. Zoé a eu du mal, au début, à me considérer comme sa grande sœur, puisque j’ai déboulé dans sa vie il y a seulement quatre ans, selon le caprice de notre père. J’étais une étrangère dans sa petite vie bien réglée, en comparaison à mon existence curieuse, un rien en désordre. Sous l’influence de sa mère, elle a vite fait de me rejeter. J’ai usé de patience afin qu’elle m’accepte. Et devant ce film-catastrophe qui m’arrachait quelques ricanements moqueurs, j’ai pensé que ça irait mieux le lendemain, au pire le surlendemain, comme toujours. Nous pourrions ainsi nous balader, faire les magasins, aller au cinéma, ainsi que nous en avons l’habitude.
Et, pile à cet instant, le film s’est interrompu sur un flash spécial. Je craignais déjà un attentat, comme il en survenait souvent à l’époque. La situation devait s’avérer très grave, s’ils coupaient le programme sans vergogne.
Les journalistes qui sont apparus à l’antenne me paraissaient en réalité particulièrement surexcités. Exaltés par l’annonce qu’ils allaient faire.
En même temps, vous imaginez bien. Un tel tremblement de terre…
Des scientifiques avaient fait une découverte incroyable, peut-être la plus grande de l’histoire de l’humanité. Ce que nous cherchons à prouver depuis toujours, ce que nous souhaitons atteindre sans jamais y parvenir.
L’autre monde. L’autre côté.
Ils venaient tout simplement de découvrir qu’il existait quelque chose après la mort. Que nous étions tous hantés par des fantômes, que des spectres se promenaient en permanence parmi nous. Les esprits des disparus, coincés dans le monde des vivants, errant un moment avant de partir pour ailleurs. Et tout ça grâce à des chats.
J’en ai fait tomber la télécommande.
Les chercheurs ont expliqué à l’antenne, tout en contenant leur excitation, qu’ils avaient identifié un septième sens que seuls les chats possèdent, celui de double vue. Ils voient derrière le voile de la réalité grâce à leurs yeux étranges, et ce qui se trame derrière ce voile, ce sont des fantômes par centaines crapahutant parmi nous.
Votre matou chéri regarde en l’air alors qu’il n’y a que le vide devant lui ? Ne cherchez pas, il zyeute un esprit. Vous entendez, de temps à autre, votre chat miauler comme s’il tenait la conversation à quelqu’un ? Il déboule d’une autre pièce, effrayé par quelque chose ? Bref, vous avez compris, votre compagnon poilu (ou non) à quatre pattes n’a jamais usurpé sa réputation surnaturelle, et possède bel et bien cette capacité que nous lui prêtons depuis toujours sans jamais avoir pu le prouver.
Un tremblement de terre, je vous ai dit. Ceux qui en parlaient le faisaient avec cette expression d’incrédulité typique qui donnait un air halluciné aux gens. Dans les transports, au boulot, dans les boutiques, personne ne semblait en revenir. L’idée se faisait une place dans toutes les têtes, se frayait un chemin, d’abord avec circonspection et méfiance, puis avec envie. Comme si… Comme si tout le monde souhaitait y croire, mais sans l’oser. Dès le lendemain, un air d’euphorie a commencé à s’abattre dans les villes. Ceux qui avaient peur de la mort, ceux qui venaient de perdre un proche, ceux qui se battaient contre une maladie en phase terminale… Oui, c’est bien l’espoir qui s’était emparé de tous. Les croyants se détournaient de leur religion, considérant là qu’il s’agissait de futilités au regard de leur foi ; les athées ne savaient pas vraiment à quel saint se vouer, perdus dans leur certitude ébranlée. Mais en général, le soulagement se lisait sur les visages. Si quelqu’un mourait, d’un accident, d’une maladie, de vieillesse, le chagrin dominait, mais on notait aussi ce sourire un rien étrange, qui disait « tout va bien, je sais où il se rend à présent ».
Le surlendemain, alors que les JT et les journaux nous abreuvaient d’interviews, de dossiers à ne plus savoir qu’en faire, d’explications en tout genre sur le sujet, le temps a commencé à ralentir. Moins de voitures sur les routes, moins de salariés au boulot. Certains sceptiques émettaient des doutes prudents, ce qui finissait surtout en bataille verbale et alcoolisée au bar PMU du coin, mais rien qui suffirait à faire redescendre l’enthousiasme général. Tout le monde voulait y croire, si bien que personne ne se risquait à demander de vraies preuves, des contre-expertises, des contre-enquêtes, de nouvelles études.
Dans le même temps, il n’y a jamais eu autant d’adoptions de chats dans tout le pays, et je suis certaine que le phénomène s’observait aussi chez nos voisins. On se rendait dans les élevages ou la SPA du coin afin d’emporter à la maison un ou deux matous. Tant pis pour le manque de place, tant pis si le petit dernier est allergique. Les chats retrouvaient la cote, et se révélaient la preuve vivante et tangible de cet autre monde qui rendait notre vie un peu plus supportable.
Le jour de l’annonce, tandis que je me penchais pour récupérer ma télécommande tombée à terre, j’ai vu la truffe rose de Darwin apparaître sous la table. J’ai ramassé cette bestiole à longs poils fauve dans la rue alors que je rentrais du boulot, un soir. Le chat, affamé et perdu, n’était pas farouche et m’a suivie jusqu’à chez moi, comprenant peut-être que je pourrais lui donner à bouffer s’il se montrait sympathique avec moi. Enfin, sympathique… Autant qu’un chat peut l’être. Je l’ai fait entrer, puis ai demandé un peu de croquettes à ma voisine. Et Darwin est resté, me permettant de comprendre à quel point une telle bestiole pouvait correspondre à mon caractère solitaire.
Darwin est sorti de son trou à la recherche d’une boulette de papier avec laquelle jouer, et m’a regardée comme toujours, avec ses yeux dorés et la lueur un rien agacée qui y brille au fond. Je lui ai demandé tout haut :
— Alors, c’est vrai, ce qu’on dit ?
Je pense que j’ai réalisé à cet instant que je n’y croyais pas. Je craignais surtout les retombées négatives qu’un démenti entraînerait sur notre société, sur le monde entier. L’hystérie collective, puis la déception, immense. Mais pourquoi ces scientifiques auraient-ils tort, après tout ? J’entendais le bourdonnement des voix des journalistes en arrière-plan, et déjà je n’écoutais plus. Puis Zoé a déboulé, faisant fuir Darwin. Zoé et ses joues rouges, ses yeux un peu enfiévrés. Elle serrait son téléphone dans sa main.
— Tu as vu ? a-t-elle demandé.
Elle s’est assise à côté de moi dans le canapé, sans rien ajouter, les yeux rivés à l’écran. Lorsque Darwin est repassé dans le salon, Zoé l’a scruté avec cet étrange regard, celui que je surprendrais chez tous les propriétaires de chats les jours qui ont suivi l’annonce. Le regard plein d’espoir et de violence contenue, dans l’attente que ce putain de greffier leur permette de voir enfin ces fantômes censés nous hanter.
Je me suis rendu compte, des semaines après, que je n’avais pas songé une seule fois à notre père. Pas de moi-même, en tout cas. Il venait de mourir, tué dans un accident de voiture un mois jour pour jour avant la révélation des scientifiques. Ce père absent auquel je ne pensais jamais, Zoé espérait le revoir, lui qui l’a élevée, protégée et aimée. Je sais qu’elle me l’a reproché ensuite, à croire que si j’ajoutais ma ferveur à la sienne, il réapparaîtrait.
C’est ce que ma petite sœur a attendu, la semaine suivante, alors que les cours devaient reprendre. Assise devant la télé, sans manger, sans se laver, sans bouger. Elle a attendu, comme tant d’autres, une nouvelle annonce, une autre découverte. Peut-être que les humains pourront apercevoir les morts, eux aussi. Peut-être que nous pourrions emprunter ce pouvoir aux chats. Ou bien voir à travers leurs yeux, à l’aide de machines compliquées, de substances psychotropes ou de rituels magiques. Les escrocs ont commencé à promettre ce genre de choses. Et, encore une fois, beaucoup d’entre nous ont souhaité les croire, plongeant dans le piège à pieds joints.
J’ai renoncé à faire entendre raison à Zoé, et ai opté pour une autre stratégie, plus directe : j’ai appelé sa mère. Cette dernière m’a rétorqué que la réaction de ma demi-sœur était normale, et que je devrais éprouver la même chose qu’elle. Quand je lui ai dit d’aller se faire foutre, ajoutant que son défunt mari ne s’était jamais occupé de moi et que sa fille dépérissait sur le tapis de mon salon, elle a enfin daigné réagir.
— Très bien, je viens la chercher, a-t-elle concédé. Je la ramène à la maison.
J’étais profondément agacée quand j’ai raccroché, sans même lui dire au revoir. Parce que je sentais arriver la catastrophe. La situation nous échappait
Elle est venue récupérer Zoé le lendemain. Elle ne faisait pas meilleure figure que sa fille, d’ailleurs : les traits tirés, la peau terne, ma belle-mère ressemblait à tous ces zombies que l’on voyait parfois arpenter les rues. Ceux qui rechignaient à sortir pour acheter à manger, ou aller bosser. Ils n’avaient pas le choix. Et pourtant, tout ce qu’ils voulaient, c’était rester chez eux à attendre la venue d’un nouveau miracle, près de leurs chats.
Ces derniers, eux, s’en tamponnaient pas mal. Tant qu’on remplissait la gamelle de croquettes, qu’on ouvrait la porte d’entrée selon leur bon vouloir, ils poursuivaient leur vie pépère sans jamais changer d’un poil. Darwin restait le même : je l’observais du coin de l’œil, guettant une évolution de son comportement. Un autre regard, des mouvements erratiques, ou que sais-je encore. Comme tout amoureux des chats, je savais décrypter la moindre expression de son visage, la signification de la position de ses oreilles ou de son corps. Et rien en Darwin ne me laissait à penser que notre appartement était habité par quelqu’un d’autre que nous deux. De temps en temps, je le trouvais en arrêt devant un mur, ou le nez levé vers le plafond, mais rien d’inhabituel.
L’euphorie est retombée peu à peu à la fin de la deuxième semaine. À coup d’explications, de démonstrations, les médias ont épuisé le sujet jusqu’à plus soif et nous en avons fait le tour. Restait, à présent, à utiliser cette découverte spectaculaire à bon escient, à en faire bon usage. Mais difficile d’imaginer que nous pourrions faire bon usage de quoi que ce soit, au vu de notre capacité formidable à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Voir enfin l’hystérie collective retomber me rassurait cependant, et le monde se remettait en route. Avec la gueule de bois : le pays a perdu des milliards durant cette pause de deux semaines. Relancer l’économie, voilà le nouveau cheval de bataille du gouvernement.
De mon côté, j’ai pris quelques nouvelles de Zoé, me forçant à appeler sa mère. Zoé allait bien, ou du moins autant que possible. L’idée que notre père erre encore parmi nous l’a sérieusement ébranlée. Je ne savais pas quoi répondre à ça, alors je n’ai rien dit. J’ai raccroché.
Ce qui m’a décidée.
Sur un coup de tête, je me suis rendue chez mon ami Selim. Je ne l’ai pas appelé avant ; impossible d’imaginer ce qu’il pouvait bien penser de cette affaire. Selim est un copain d’enfance avec qui j’ai passé une partie de ma scolarité, mais c’est aussi l’homme le plus désagréable et cynique que je connaisse. Si je m’invitais chez lui sans prévenir, c’est bien pour éviter qu’il me gueule dessus avant même que j’arrive.
— Je me doutais bien que tu viendrais, m’a-t-il lancé en guise de salutations.
Son minuscule studio était un foutoir sans nom, avec épinglées au mur des dizaines de photos en noir et blanc représentant des gros-plans de voiture. Je n’ai jamais pigé pourquoi il prenait ces clichés. Selim est plutôt à ranger dans la catégorie des artistes incompris qui ne fournissent pas le moindre effort afin de se rendre accessibles.
Sur son lit, défait bien entendu, trois chatons se chamaillaient. Je l’ai prévenu :
— J’espère que tu ne les maltraites pas pour mener tes expériences. Ou alors je devrais appeler la SPA.
— Mais non, je ne leur fais rien. Ils servent de témoins.
Selim ne m’a pas détrompée quand j’ai fait mention d’expériences. Il s’est assis à son bureau jonché de papiers, et a soupiré.
— Je sais pourquoi tu es venue, a-t-il poursuivi.
— Et donc ?
— Et bien… Rien.
J’ai éclaté de rire sans le vouloir :
— J’en étais sûre. Tu vas devoir les appeler et le leur annoncer.
— Ouais, et je n’en ai aucune envie.
Selim est un médium. Un vrai de vrai. Pas un charlatan ou un marabout capable de faire raquer des milliers d’euros pour raconter des conneries. Non, rien de tout ça. Selim entend les esprits, ou plutôt les traces qu’ils laissent derrière eux en mourant. Il a toujours été en mesure de faire ça, depuis que je le connais en tout cas, et offre ses services à titre gracieux. C’est lui qui m’a annoncé la mort de mon père, parce que sa femme n’a pas jugé utile de me prévenir. Elle n’a jamais vu d’un bon œil le retour de cette fille cachée depuis des années. Alors elle n’aurait fait aucun effort pour moi. Mais je ne lui en voulais pas. Je m’en foutais.
Bref. Selim est un médium, et aussi un scientifique, il possède des contacts parmi différents organismes et laboratoires privés. Certains connaissent son don, d’autres pas. Tous le considèrent comme sérieux et efficace, en revanche.
Il a désigné du menton les trois lascars occupés à se mettre sur la tronche sur son lit.
— Il n’y a rien qui prouve qu’ils soient capables de voir des esprits. Je les ai emmenés avec moi à chacune de mes interventions. Rien de rien. Pas une réaction, pas le moindre changement de comportement. Que dalle.
— Mais cela n’infirme rien non plus.
— J’ai trente ans d’expérience dans les communications avec l’au-delà, copine. Sans compter tous les médiums que je connais. Eux aussi ont tenu à savoir si ces scientifiques disaient vrai. Et ils sont tous arrivés à la même conclusion…
— Ces chercheurs se sont plantés en beauté.
J’ai ri de nouveau, et Selim a levé les yeux au ciel. Il n’a jamais vraiment aimé qu’on rompe sa tranquillité. Les jours qui venaient s’annonçaient pénibles pour lui. Je l’ai raillé à ce sujet :
— Tu imagines ? Tu vas encore jouer le rabat-joie de service.
— J’ai l’habitude. Je vais lancer une nouvelle étude qui contrebalancera la première, et puis on n’en entendra plus parler. Jusqu’à la prochaine.
— Tu crois qu’il y en aura d’autres ?
— Ça risque, personne ne voudra en rester là. Mais le postulat de base a pris du plomb dans l’aile, maintenant. Ce qui n’est pas une mauvaise chose : on ne déconne pas quand on possède un don comme le mien.
J’ai adoré l’ironie de la situation. Selim le médium voulait prouver au monde que les esprits n’existaient pas. Je lui ai demandé, avant de partir :
— Ah, et si tu pouvais passer un coup de fil à Zoé pour la faire redescendre, ce serait chouette de ta part. Elle croit que notre père est toujours là.
— Je m’en occuperai.
La nouvelle est tombée quelques semaines plus tard, douchant les espoirs les plus fous et les rêves les plus doux. Puis, très vite, plus personne ne l’évoqua, cette découverte fascinante qui n’en était pas une. J’ignore si nous avons souhaité nous en consoler, ou si nous nous sommes sentis honteux d’avoir cru à une telle folie. Quoi qu’il en soit, impossible d’être sûrs, encore aujourd’hui, que les chats peuvent voir les fantômes. Ils poursuivent leur vie tranquille comme à leur habitude, nous observant avec un rien d’indifférence, et de la curiosité. Peut-être qu’effectivement, leurs yeux étranges sont des fenêtres sur d’autres mondes ou d’autres dimensions. Peut-être que des présences errent chez nous, dans un autre plan de réalité, et qu’ils sont capables de les apercevoir.
Peut-être.
Ou pas.